dimanche 11 octobre 2015

On tourne


Comme me l'a fait remarqué une vieille amie sur le perron du Beffroi à Montrouge, les notes de ce journal se sont éloignées de la course à pied. C'est le principe aussi de son absence de règle, principe pourtant obsolète dès le titre : ce journal est celui d'un marathon à courir, de ce qu'est une vie ayant un marathon à courir, de ce qui participe et appelle la course, de ce qui la nourrit, de ce qui en naît. Depuis, dessous, une vie remue donnée à lire avant la fin du texte, dans ses fragments, dont certains forment texte eux-mêmes.

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En début de semaine à Brest, première sortie à vélo hors de la ville vers Plouzané. Je souhaitais découvrir le phare du petit minou, c'est son nom, donnant sur l'ouverture de la rade et raconté par Julie comme l'un de ses lieux d'élection. Les deux heures furent un bonheur malgré un temps dont je ne parviens pas encore à attester la fiabilité et un demi-tour à quelques centaines de mètres du but. À vélo, on a aussi le temps de réfléchir et si je me crée mes propres lieux et mes propres chemins à Brest, je sais que je veux contempler ce phare d'abord avec Julie.

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À Bruz, à côté de Rennes, sortie courte au petit lendemain de nos retrouvailles avec JLM et son équipe dans une campagne saisie par une brume trapue en dessous du soleil, dans laquelle surnagent haies, arbres et leurs toiles d'araignées alourdies. La fraîcheur de l'air et les odeurs de prés et de champs m'ont laissé divaguer les paysages russes de campagnes saisies par le climat continental, comme à chaque fois que la ruralité sans relief, exotique, s'offre à moi et que j'ai froid aux oreilles. C'est l'un des archétypes personnels naissant de sensations enrichies de contexte, une madeleine régulière parmi d'autres.

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À Beaumont, en day off, sortie d'après-midi ensoleillé, à nouveau sur des sentiers d'enfance. Suite à une crevaison de mon frère assez éloignée de la maison, notre mère avait assigné des limites au territoire de nos jeux vélocipédiques. Ce sont ses contours que j'ai inconsciemment emprunté, rappelé à mes yeux. Plus grand, parmi des haies qui ont aussi poussé, je me suis redonné par la négative le sentiment de sol qui me quittait rarement lors de ces escapades : le sol proche qui rappelait à chaque instant la possibilité de la chute, qui signifiait par sa résistance la difficulté du pédalage, qui lors des rencontres précipitées avec nos corps laissait l'une ou l'autre marque. Parcourant l'ancienne frontière entre pavillons et jardins, bois et territoires cultivés dont mon enfance supposait l'équilibre, j'ai encore déploré le centre commercial, la station-service, les résidences qui l'effacent.

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La tournée suit son cours, riche de sensations et d'intensités. Elle donne à écrire, elle inspire, elle donne à faire. La belle équipe.

lundi 5 octobre 2015

Sur le fil des vagues


Il y a des mots qui prennent une densité, une résonance inattendue en revenant dessus. J'ai toujours écrit comme signalé précédemment, mais pas toujours avec la même énergie, la même vigueur, la même impérieuse nécessité.
J'erre dans les dossiers de mon ordinateur, tuant les heures de train et digérant la lecture d'une nouvelle de Musil. Incapable de toute concentration jusqu'à Rennes et la descente de la majorité des passagers – un sympathique retraité lecteur de Marianne à ma droite, un garçon habillé sans trop de goût sinon de recherche exhibant Grey, le spin off des Cinquante Nuances et d'abominable baskets rouges jusqu'aux lacets. Et curieusement de mon côté, la lecture éteinte donc par une nouvelle de Musil sans doute trop quelque chose, trop je ne sais pas quoi, trop ailleurs et trop près de moi.
Aussi, d'autres projets s'annoncent, d'autres lieux d'écriture se dessinent, sans que je ne puisse encore me jeter tout à fait dedans : des détails à régler, à organiser rendent la concentration difficile. Et donc j'ai fini par relire ce qui, dans le dossier le moins rangé et intitulé La Poétique, agglomère le hors cadre et le sans repère de ce que j'ai pu expulser entre le décès de mon père et la rencontre avec Julie. C'est évidemment très viscéral, souvent du vers libre, parfois du récit libre avec ou sans contraintes suggérées par les amis marseillais qui avaient la patience de me lire, du fragment et du laboratoire. Le ton est direct, ce que je ne parviens pas à retrouver sur tous les sujets, les affèteries presque absentes, l'épure pas trop éloignée. Au milieu rôde un texte dont l'unique contrainte était le titre imposé par Maud, Le Bruit et la Rayure. Maud imagine souvent de bonnes contraintes. J'aime son titre et son propos. J'aime qu'il soit juste assez embarrassant, mais pas trop. Il est recopié ci-dessous.
Après avoir gentiment remué ces couches de mémoire, je les laisse avec les autres. Il y a trop à faire pour pouvoir y passer encore tant de temps.

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La musique aussi reprend beaucoup de place et propose des rencontres intenses. L'équipe de JLM se distingue par la gentillesse et la bienveillance de chacun de ses membres, qu'ils soient bourrus, pudiques ou expansifs. On se sent en confiance, ce qui n'est pas si fréquent que cela dans ce métier, prêts à pousser le plus loin possible les morceaux de Matthieu. Même dans les situations mondaines où la circonspection est ma règle, je ne me suis pas senti oppressé. Il faut dire aussi que j'ai passé l'âge d'accepter du champagne quand on m'en propose.

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Le Bruit et la Rayure

Il fut une époque durant laquelle les secondes mains s'empilaient chez moi. Parmi celles-ci, un modeste volume, peu remarquable, dont la prose absconse ne retint pas alors mon attention. Il rejoignit d'infortunés congénères voués à la poussière, délaissés de n'avoir pu satisfaire aux exigences de ma jeunesse.
Mais le Bruit, depuis, a voulu s'emparer de moi. Et contre celui devenu un ennemi aux attaques imprécises, aux appareils de visée défectueux, j'ai désespéré. Existe-t-il pire bourreau que l'aveugle, dont les coups déchiquettent lentement au lieu de trancher net ?
J'ai cherché longtemps dans les rayonnages de ma bibliothèque comment contrecarrer l'implacable, jusqu'à retrouver ce petit livre, et enfin lire les mots incompris.

« On ne peut voir arriver les vagues dans le brouillard. On entend, et l'écume soudaine dans votre gorge vous interdit d'émettre le moindre son, le moindre appel. Ce bruit. Il ignore l'horaire. Les pieds dans l'eau, une fraicheur permanente et le bruit, normalisé sans règle, sans mesure, agité de sa propre vie. Vos mouvements l'impactent peu. Il est. Immense.

La grève s'impose à la vue, trouée sans prévenir de zones-brouillards redoutées, zones peuplées de vagues sans logique sinon la virulence. Seules à part vous, des mains s'y aventurent, passent à portée des vôtres, vous accompagnent si vous savez les saisir en leur rendant leur douceur. Vous prenez garde de ne pas glisser, vous prenez garde de ne pas les garder trop longtemps dans les zones-brouillards. Vous prenez garde de ne pas les serrer trop fort, de crainte de les abîmer.

Des morceaux de bois, de loin en loin, vous ont donné à penser, une logique, un esquif. Mais ils sont tellement dispersés ! L'impératif constructeur se soumet aux longues distances, espère les accalmies durables autant qu'il les nourrit. Vous chérissez la patience qui seule vous offrira le bateau auquel vous n'oublierez pas d'adjoindre voile et gouvernail, qui seule vous permettra de naviguer. À la fibre maritime, vous hissez un pavillon, et sur votre dos, vous enfilez un paletot à rayures. »

Le Bruit demeure, mais son flux m'est désormais un véhicule, et la marinière mon vêtement.