La mémoire embarrasse
souvent, intriquée à l’intime. Le commémoratif et son compagnon
l’hommage peuvent mettre mal à l’aise par leur ensemble du
sentiment, par l’apposition d’une mémoire collective à ce qui
est soi et que je trouve éloigné de ce qui souvent m’émeut dans
une œuvre – sur la mémoire, des pistes ici.
Et si je trouve qu’on
n’écoute jamais trop de belle musique, il faut y être prêt, il
faut en avoir envie. Sans doute qu’en dirigeant mes pas vers
l’opéra de Clermont-Ferrand pour écouter The Color Bars, la
tournée reprenant les chansons d’Elliott Smith avec des
arrangement inédits, je n’étais pas dans les meilleures
dispositions, craignant la naphtalisation. D’accord pour considérer
qu’un répertoire gagne à être joué, à être vivant et donc
vécu, j’ai peu de goût pour ce qui se limite au joli, à
l’illustratif. À considérer les moyens déployés, l’effectif,
les chanteurs passionnants, j’avais l’impression d’être pris
en otage. Je ne pouvais qu’aimer, puisque je suis fan de la musique
de Smith, que je suis fan des trois interprètes, qu’il y a de très
bons musiciens et que donc c’est mieux qu’un type fatigué
dans sa chambre ou dans un bar, forcément.
J’ai eu le même
sentiment que lors de la venue de The Appartements il y a quelques
mois à Brest avec 49 Swimming Pool en première partie. En
présentant un showcase l’après-midi puis lors du concert le soir,
Emmanuel Tellier, que j’apprécie au demeurant, signala à
plusieurs reprises la chance que nous avions de pouvoir écouter
Walsh. Sauf que si son dernier album, majestueux, est devenu un
compagnon fidèle, le concert avait de bons moments, sans plus.
C’était mon droit le plus strict de m’ennuyer dans ce musée.
Sauf qu’en fait, comme on avait de la chance, il fallait qu’on
aime, implicitement. Rendez-vous compte, il est là donc ça va être
bien. Sauf qu’il était un peu fatigué, que le cumul de ses
chansons aux tempi très similaires, mélodies, harmonies,
arrangements de même, les desservait et que je n’aime pas ce genre
de position surplombante, on vous amène le meilleur, aimez,
délectez-vous. Certains concerts se passent mieux que d’autres,
certains projets sont plus vivants et ont plus d’âme que d’autres.
The Color Bars a mis son
âme en des lieux et d’une manière qui me dérangent. D’abord,
l’effectif. Un quatuor à cordes, trois vents, un percussionniste,
complétés par un guitariste, un contrebassiste et un batteur. Le
son est honnête sans plus. Les dynamiques propres aux ensembles
acoustiques que seul le concert peut donner sont abandonnées tant
dans les arrangements que l’interprétation, dans une visée pop
décorative dès que la rythmique ou la guitare mènent la pulsation.
La section rock fait son travail, appliquée dans la reproduction. Le
guitariste commet moins de gris-gris qu’on aurait pu le craindre au
vu de sa collection de guitares exhibée sur scène, cinq je crois,
une quantité dont il faudra, à moins de beaucoup d’accordages
alternatifs, m’expliquer l’intérêt considérant sa sonorité
par ailleurs très égale.
Les arrangements sont
tonaux, harmonisations peu impressionnistes ne jouant pas avec les
chansons et qui ne les emmènent nulle part sinon le confort et
quelques traits soulignant la réelle virtuosité. Aucune chanson ne
voit son harmonie transformée, sa structure chamboulée. Les
orchestrations s’inscrivent dans un horizon d’attente trop
restreint – Elliott Smith dans le texte avec des musiciens
classiques en plus comme ça c’est joli et puis aussi vos chanteurs
préférés – pour qu’on puisse être transporté par une
émotion créatrice, dont les interprétations vocales, si elles sont
irréprochables, ne suffisent pas à pallier l’absence. Le
problème, c’est qu’il ne se passe rien de plus que sur l’un
des nombreux disques de reprise des Beatles à la sauce classique,
baroque ou je ne sais quoi. Il s’en passe même un peu moins, ce
qui a un côté un peu effrayant quant à l’idée des
responsables du projet de ce qu’est le travail moderne de composition ou
d’arrangements. L’exercice de style dénote d’un sens de
l’histoire qui ne me séduit pas, refuse la surprise.
Et au vu des sommes
vraisemblablement engagées dans la production, on se dit que
la nostalgie dans le rock a franchi une nouvelle étape, un côté
Las Vegas de l’indie, aggravé par l’absence totale de réflexion
scénographique dans un lieu qui reste un théâtre. Que Ken
Stringfellow, Troy Von Balthazar et Jason Lytle doivent cachetonner
dans ce projet, même avec sincérité et leur immense talent, pour
pouvoir tourner au lieu de chanter l’une des quelques
chansons qu’ils ont eux aussi composées m’attriste profondément.
Si ce genre de memorabilia, qu’on considère avec bienveillance
parce qu’on apprécie le répertoire abordé, devait se reproduire
jusqu’à former une mode, on aurait une raison de plus de craindre
pour la création. Cela fait une dizaine d’années que les affiches
de festival croulent sous les reformations lucratives sans que qui
que ce soit n’ait réussi à me convaincre que la musique
contemporaine s’en porte mieux.
Et si un projet tel The Color Bars pouvait être le lieu d’une aventure, d’une réflexion
complète de ce qu’on peut faire d’une chanson, il a tourné sur
un versant patrimonial, l’une des zones de confort de la musique
avec laquelle j’ai le plus grand mal. La notion de répertoire est
un sujet central dans le rock et la pop depuis le début des années
deux mille, elle gagnerait à être le domaine de la recherche plutôt
que celui de l’institutionnalisation. Le pari de la programmation
de The Color Bars est cohérent et a fourni à une majorité du
public l’émotion attendue. J’espère juste, un peu égoïstement,
qu’elle ne deviendra pas un étalon.
Au sortir du concert,
agacé, j’ai fini par me disputer d’une façon moche et inutile.
C’est dire si la musique ne m’a pas parlé ce soir-là.