mardi 12 janvier 2016

De David Bowie – 2


Concert à la Maison des Sports, Clermont-Ferrand : 19 juin 1997.
Concert « des cinquante ans » au Madison Square Garden, New York : 9 janvier 1997, diffusion dans la foulée sur Canal +.
À côté, The Rise and Fall…, sans doute reçu en cadeau à noël 1996, ou 1995 mais j’en doute.
Avant, un nom qui revient comme un mantra dans la chose qui nous intéresse de plus en plus mon frère et moi. Le hasard et l’un des premiers Rock&Folk qu’il a achetés nous ont donné Lou Reed d’abord, que nous explorons passionnément du Velvet à The Blue Mask et Set the Twilight Reeling avec une prédilection personnelle pour Berlin, écouté en boucle dans le bus des obligations scolaires. L’outrance, déjà, ne fait plus peur, elle est distinction mariée à l’élégance. On suppose dans les interstices des légendes une vie incroyable et pourtant du même os que la nôtre, la fameuse lutte contre l’ennui.
Bowie existe comme un mystère sans porte d’entrée, difficile à relier avec les quelques tubes rescapés des années quatre-vingt et l’apparition lors de l’hommage à Freddie Mercury filmé à Wembley, première VHS cruciale. Après celle-ci, il y a eu Nirvana, Metallica, Black Sabbath. Aucun d’eux ne suffit à faire une vie, aucun d’eux n’existe sans costume. Leur exotisme n’est remplacé par celui des putes et des drogues de Reed que parce que ce dernier s’adresse au creux de l’oreille plutôt que d’hurler au lointain, nous lâche les basques avec un Cthulhu que même en rêve on est certain de ne jamais approcher. Un premier indice de génie, dépecer les bas-fonds réels ou fantasmés de leur extériorité, nous les donner.

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Une image suffit lors d’un de ces documentaires télévisés d’avant Internet, sources essentielles d’images et de sons, quelques secondes d’un Bowie théâtral au possible, chantant un crâne en main, petit Hamlet, sur fond de guitare inscrites hurlantes dans mon cerveau. L’image la plus excitante de mes quinze ans, l’image fondatrice : « il existe ».

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Ziggy Stardust, donc, chef-d’œuvre officiel et obligatoire, personnage légendaire. L’album d’abord me déçoit : je ne retrouve pas les guitares hurlantes de l’image fondatrice mais des chansons qui débutent et s’achèvent de façon étrange, des guitares acoustiques, du piano qui fait même penser à Elton John, des violons, trop de choses que nourri par la rugosité d’un certain metal et Lou Reed, je trouve molles voire jolies. Ça ne dure pas. La voix.
Comme chez Reed sur ses bons disques, chaque mot chanté s’aligne sur une fréquence intime, le plus souvent inconnue, qu’elle fait vibrer avec une constance et une justesse qui me ravissent autant qu’elles m’épuisent. Bowie en chantant Ziggy m’interpelle à chaque mot, ne me délaisse pas une seconde, me donne à découvrir en moi une foule de possibles. Par dessus, les chansons et leur art narratif, leur déploiement à chaque fois inattendu glissent de la déception à l’admiration la plus complète. Comment fait-il ? Tout me semble étranger et pourtant tout me parle avec force. C’est comme dire qu’une œuvre donne un monde, sauf que Bowie en donne des quantités, dans et entre les chansons, avec minutie.
Peu à peu les différents éléments forment un ensemble adoré de chansons, d’arrangements, d’interprétations et de sons.

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Earthling sort en février 1997. Bowie présente deux chansons en live à Nulle Part Ailleurs, nous achetons le disque que nous fréquentons déjà quand Canal + diffuse le concert enregistré au Madison Square Garden pour ses cinquante ans.
C’est l’année de la grande accélération puisque je connais et estime tous les invités de la célébration – Frank Black, Lou Reed, Sonic Youth, Billy Corgan. Robert Smith m’indiffère encore, les Foo Fighters ne servent déjà à rien. L’esthétique devient un centre. Autour, l’électronique par un album révéré, épuisé d’écoutes, prêté et jamais retrouvé, expérimental et pop. Bowie écoute de la drum’n’bass, en use dans des chansons qui me plaisent, c’est donc qu’une musique vit aussi dans ce qui jusqu’alors m’exécrait, la machine.
Nous prenons langue entre camarades de classe, nous arrivons avec un rien d’exigence au même stade au même moment, l’importance de Bowie et de ce qu’il y a autour, nous nous répartissons sans préméditation l’achat des albums, avant de nous les échanger pour en faire des cassettes. Et je me souviens ainsi de la première écoute de Hunky Dory, du canapé, de l’heure et de mon état à la fin du disque.
Pianotage. Première basse, premiers groupes et l’ennui : impatient, je voudrais que tout soit aussi génial que ce que j’écoute mais ni Stuart Staples, ni Will Oldham ne fréquentent mon bahut. On se comporte, on fait comme on peut, on enregistrera même sans avoir encore la constance.

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Sur ce terrain lycéen fertile survient l’annonce d’une tournée : Bowie vient jouer à Clermont-Ferrand. Hors auditions de mon école de musique, je n’ai jamais vu de concert. On se précipite sur les places, ignorant qu’elles seront loin de toutes se vendre. Il n’y a pas d’air du temps à l’indifférence.
Nous sommes une petite bande accompagnée de mon frère, prudemment réfugiée dans les gradins, effrayée encore par le principe de fosse. Du son est diffusé avant le show, j’ai lu quelque part que Bowie était méticuleux y compris à ce sujet et attentif, je prends une claque. La musique électronique, instrumentale, au volume surprenant, magique, parvient presque à stopper nos échanges frénétiques.
Il arrive, petit, joue beaucoup de morceaux que je ne connais pas, beaucoup que je connais, il joue beaucoup de saxophone. Tout devient immense, la lumière, le son, sa voix, ce qui semblait normal et neutre comme la batterie et les amplis devient autre, vecteurs animés. C’est un premier concert et c’est David Bowie qui étire ses chansons, qui chante « Quicksand », qui chante pour tout le monde et pour chacun. Nous sommes debout les enthousiastes du gradin et jurerons convaincus que son signe et son « yeah » enthousiaste pendant « All the Young Dudes » était pour nous, ce signe que j’ai reconnu hier soir en visionnant le concert final de Ziggy à l’Hammersmith Odeon et qui m’a plus ému que le reste, ce soin de la connivence.

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Le reste comme tout le monde, l’exploration, le goût et l’usage, des moments, ainsi le jour où en écoutant pour la trentième fois « Station to Station » j’ai enfin reçu estomaqué le morceau. Des bamboches suspendues en s’extasiant devant tel ou tel tour à sa manière, un « Starman », un « Always Crashing in the Same Car ». La suite ne vaut vraiment que pour soi, je la laisse.

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Puis « Blackstar », d’abord la chanson et son clip usés avec parcimonie, tellement géniaux que je ne voulais pas les éteindre dans la compression numérique du son streamé. « Lazarus », commentaire intriguant, moins susceptible d’épate par sa durée mais à la même séduction. L’album, acheté en CD à sa sortie, écouté religieusement la musique détachée d’images et de nouveau ces mille mondes dans la voix, cette interprétation déployée dans, encore, de nouvelles façons. Il m’a mis à genoux une nouvelle fois, la composition, l’arrangement, l’interprétation, le son. Puis il est mort.
C’est tellement parfait en soi que je ne peux rien regretter.

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David Bowie, Maison des Sports de Clermont-Ferrand, 19 juin 1997

Outside
I'm Deranged
Dead Man Walking
The Man Who Sold the World
Strangers When We Meet
The Last Thing You Should Do
V-2 Schneider
I'm Afraid of Americans
White Light/White Heat (The Velvet Underground cover)
The Motel
Battle for Britain (The Letter)
Seven Years in Tibet
Pallas Athena
Fashion
Fame
Under Pressure (Queen cover)
Stay
Telling Lies
Looking for Satellites
O Superman (Laurie Anderson cover)
The Jean Genie
Queen Bitch
All the Young Dudes
Hallo Spaceboy
Scary Monsters (And Super Creeps)
Little Wonder

lundi 11 janvier 2016

De David Bowie – 1


David Bowie est mort. Il n’y a pas de besoin de reprendre l’adjectif usuel accolé à cette nouvelle, « terrible », « c’est une terrible nouvelle » ou « Terrible nouvelle » avec la majuscule et sans le déterminant. Mes yeux s’attardent sur ce jeu des usages et des idiomes médiatiques pour ne pas regarder ce qui les appelle, la mort réelle de Bowie. Et comme pour Lou Reed, une ultime fois son éclaireur, un trépas qui en premier sentiment me semble logique a posteriori, au point de prendre la chose avec philosophie s’avère par la masse des hommages sur les réseaux, des hommages non attendus, non forcés, spontanés, touchants. Dans un deuxième mouvement, la tristesse.
Mais comment ressentir d’abord la perte au décès de quelqu’un qui a tant donné ? Comment ne pas envisager que tout ce qu’il a donné, ses disques et le reste, sont et demeurent donnés ? Et que cette générosité ne s’annule pas à l’instant où cesse sa vie, puisque Bowie a de façon irrémédiable et pour le meilleur rendu plus belles et plus vivantes les existences d’innombrables auditeurs ?
Il s’est joué comme rarement quelque chose d’intime dans son appropriation par des générations successives de fans, qui de surcroît pouvaient à chaque fois mener une archéologie de l’œuvre du chanteur, remontant jusqu’aux premières gemmes, jusqu’au « Space Oddity » séminal – ce qui précéda n’était que de l’incubation. Présenté comme maître des masques, il suscite pourtant les hommages émus, sans doute parce que lui-même était sincère avec ses incarnations au point de s’y perdre régulièrement, parce que dans son « deviens ce que tu es » martelé se tenait cachée une qualité libératrice sans équivalent dans la portée comme dans l’élégance.
David Bowie est mort et on se console comme on peut. David Bowie est mort et on sent remonter les moments, on perçoit comment il a su être un compagnon précieux, un tableau dont on n’aperçut d’abord que quelques figures isolées qui pourtant nous absorbèrent sans retour. The Rise and Fall… lors d’un Noël, Earthling et le concert à la maison des sports de Clermont-Ferrand dans la foulée alors que déjà étaient passés par là le concert des cinquante ans au Madison Square Garden, VHS usée jusqu’à la trame car il y avait tant de gens qui comptaient dessus, les disque échangés pour copie en cassette, nous entrions au lycée, Hunky Dory et l’éternité de sa première écoute. Plus loin, Low puis “Heroes”, cassette et CD reçu au Noël suivant. Le reste suivit par phases, complétant, investiguant les mondes indiqués.
Car David Bowie était aussi un passeur, offrant à qui voulait les clés de ses royaumes et de ses obsessions, jamais pédant, toujours enthousiaste : il faisait table rase avant que la lassitude puisse poindre – sauf durant les funestes années quatre-vingt et sur ses albums plus faibles de fin de cycle – Diamond Dogs, Lodger, Reality etc. Il développa jusqu’au climax Low / “Heroes” une orientation expressionniste, une musique aux tournures à la fois amicales et exigeantes servie par un charisme aussi unique que la décision de sa dernière œuvre, son ultime Blackstar dévoilé quatre jours avant sa mort.
On se souvient avec netteté du moment où l’on apprend certains décès, parce que les moments vécus avec les personnes disparues sont nombreux, signent des avants et des après, donnent le devenir. David Bowie fait, pour une quantité incroyable de gens, partie de ces personnes.

dimanche 10 janvier 2016

Du souffle sous les tempêtes


Tandis que le travail foncier se poursuit sous les intempéries – sorties d’une heure les matins, plus longues de loin en loin jusqu’à la paire d’heure –, nous nous trempons l’âme à la magnifique piscine du Relecq-Keruon. Un sentiment de forme physique réelle fait son retour après les fêtes, leurs lieux et leurs itinéraires pas tous évidents.
Dehors, les soubresauts de tempête avec lesquels il faut pactiser en acceptant une vie moins extérieure que la marseillaise. La contemplation, de fait, se tourne vers l’intérieur plus facilement et plutôt que de fuir le flux des émotions par l’agitation physique et sociale, je tâche de le laisser s’écouler dans son coin légitime, le couvant de l’œil sans trop le laisser m’absorber. La course à pied demeure une méditation en mouvement, une phénoménologie sportive. Simplement, soumise à des conditions climatiques particulières, elle s’abandonne moins à des sons et des images mêlés de vent et de pluie et plus au souffle, aux efforts. J’imagine qu’il s’agit là d’une phase de ma longue adaptation.

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Parfois, sans fréquence élevée, je me pose la question de ma capacité à courir un marathon au printemps, supposant le scepticisme et sa légitimité chez la plupart des gens que je côtoie. Mais ce sentiment ou point de vue, chez le prochain comme chez moi, n’est pas moins légitime que ma volonté d’accomplir ce qui est devenu un élément structurant et hygiénique. L’un et l’autre mouvement est normal. Mais il me semble que c’est en restant équilibré, ni trop pris de doute, ni dans l’excès de confiance dans ce qui n’existe pas encore, donc pas trop engagé ni dans l’un ni dans l’autre que je conserverai la plus grande efficacité.
Une certitude, après six mois sans cigarette – à trois près –, j’ai retrouvé du souffle pour le saxophone, du souffle pour courir, du souffle pour nager enfin une brasse propre, ce dont j’étais incapable à Marseille.

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En m’efforçant d’espérer des événements moins atterrants que ceux de l’année écoulée, je peuple l’oreille par deux expressionnistes cousins, Bowie avec son immense Blackstar et Julia Holter dont le Loud City Song n’en finit pas d’émerveiller nos murs.
Deleuze, « créer c’est résister », tout ça.
Les textes s’accumulent, s’empilent, s’emboîtent pour certains formant un autre texte, plus long, rétif, qui comme les autres ne se laisse pas dresser et donc me plaît, infusé de ce qui a pu se passer ici et se passe maintenant aussi en lui. Dans les marges, des dessins et dans l'air, rythmes, mélodies, nappes.
Des trames et des lignes.
Des chemins.