mardi 6 septembre 2016

De la maison de poupées – 2


Je parlais de préciosité juste avant : il y a une valeur que l’on assigne à nos rencontres esthétiques.
On suppose que tomber sur une poupée est une chance. Mais rencontrer quelqu’un, quelque chose, est une chance. Le transformer en poupée est un autre geste. Une autre attitude. Une attitude qui n’est pas forcément l’attitude naturelle mais tend à s’y substituer : assigner une valeur, en tant qu’objet de notre propre geste de rangement, et de rangement dans la maison de poupées.
On collectionne et on complète, on admire et on rend justice. La maison de poupées est une maison avec pièces et couloirs, plan. On aime trouver des passages secrets que l’on se réserve, que l’on transmet : nouvelle valeur. Je ne peux cacher la connotation pécuniaire sous-entendue, la thésaurisation de soi, le placement a minima. Il y a une histoire, rappelons-le, et l’on n’en dépasse pas, surtout. Elle permet de juger, d’évaluer, de former système. Elle est récompense des rencontres, ajoutée.

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L’autocongratulation forme, avec l’autoincantation, un duo de gestes dont les traces pourraient être surlignées avec une telle fréquence, que j’en viens à m’interroger sur les possibilités théoriques qu’elles ouvrent.
La maison de poupée est une chance. Si je l’ai trouvée, je suis en droit de m’en féliciter. Et en général, par tous les biais sociaux possibles, je ne m’en prive pas, de façon supposée élégante et donc supposée indirecte. Quoique sur ce dernier point, l’entresoi est tellement célébré que j’en attraperais la nausée. Je congratule l’autre, si formidable, et par là je me congratule moi-même de l’avoir trouvé. On n’est pas si souvent dans le « écoutez, ça pourrait vous plaire », mais plus souvent dans le « moi aussi, je l’écoute ». Des classements attendus, à la nostalgie puissante, puisque la nostalgie forme un élément esthétique facilement actif.
Il y a quelque chose de nécessaire à savoir se dire « j’ai fait ceci », « je suis capable de cela », sous peine de se paralyser soi-même dans le doute. Mais sous l’exclamation permanente face à la beauté de la maison de poupée, il y a aussi celle de sa propre capacité à l’avoir découverte, puisqu’elle demeure supposée cachée, discrète. Ce qui est, disons-le tout net, une blague depuis au moins dix ans, plutôt quinze. Et une distinction que l’on essentialise avec le génie des artistes que l’on a transformés, muséifiés, poupéifiés. On est ainsi, mieux. Un tel rapport à l’histoire, au-delà d’une histoire, pose problème. Elle me pose problème par son existence dans les vagues de congratulation et d’autocongratulation.
L’autoincantation constitue un sujet bien trop lourd pour un paragraphe dans une simple entrée de blog, il faudra y revenir.

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On peut dire qu’on s’en fout. On peut dire que le sentiment de dépossession que j’éprouve parfois vis-à-vis des rencontres avec certains artistes et leurs œuvres, dans la surimpression d’un fétichisme, ne regarde que moi et ne doit poser problème qu’à moi. Mais dans ce phénomène que je discerne, dans cette façon de réserver les acteurs dans une histoire que l’on a écrite, on les dessert. À fuir une idée convenue du kitsch, on en crée un autre. La pop indie britannique des années 1980, par exemple, est devenue un petit musée décortiqué et totalisant, quelques pièces sagement rangées de la maison que l’on va retrouver pour se rassurer, éprouver, vivre. Au bout d’un moment, constitué avec quelques compères, il suffit. Il se suffit à lui-même comme vecteur d’émotions, avec ses quelques décorations – livres, films, graphismes. On n’ira pas plus loin. On n’ira pas ailleurs. Peu importe que Morrissey ait été un passeur important : on se réfère aux objets qu’il a transmis, pas au geste de la transmission, du passage. Et encore, il y aurait à dire sur le petit musée personnel de Morrissey, adopté par nombre d’admirateurs, comparé à celui de Sonic Youth, à la curiosité plus active mais moins sacralisé par les fans.

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La musique est un lieu sensuel, un moment poétique – au sens de la donation de monde – parmi d’autres, un théâtre, un champ théorique aussi, c’est autorisé. Elle m’intrigue constamment. Elle permet des constitutions de soi, des techniques de soi, elle échappe. Dessus, depuis, dedans, on peut écrire des histoires à l’infini, dont la sédimentation ne dure jamais, malgré la crispation de certains lecteurs. Le rock de maison de poupée en est une, de crispation, la trace d’un fantasme de rock qui n’a jamais eu lieu, puisque ses acteurs n’ont jamais été aussi excluants que les juges qui l’ont écrites a posteriori. La basse de l’album le plus glacial d’Iggy Pop, The Idiot, influence majeure de Joy Division – si – est jouée pour l’essentiel par Laurent Thibaut, un ex de Magma. Un musicien entre prog et jazz-rock. Du genre à ne pas cadrer du tout dans le tableau. Du genre à faire tache.
Longtemps, une anecdote des gars de Air sur Histoire de Melody Nelson m’a fasciné : adolescents, ils n’écoutaient le disque qu’une fois tous les six mois, dans le noir, pour ne pas l’user, pour ne pas user les émotions induites par sa magnificence. Comme d’accomplir un geste sacré à bon escient, comme de ne pas prier à tort et à travers. Sauf qu’en fait, le rituel que l’on peut se donner n’est pas nécessairement dicté par le sacré mais par soi. Le sacré vient dans un sentiment, mais faire découler du sacré depuis cette vieille ganache de Gainsbourg ou cette râclure de Lou Reed, ça confine au comique. Même dans un instant poétique profond.
La maison de poupée tend à figer, comme dans un simulacre d’éternité, ses figures, les laissant vivre – pour celles qui ne sont pas décédées – dans un cadre convenu, selon des rituels nombreux. Mais si quelques rituels aident, trop de rituels obstruent, étouffent, empêchent de vivre. On intègre la génuflexion en réflexe. Et on fantasme l’absence de changement, la complétude de l’histoire par l’immuabilité d’un nombre élevé de codes esthétiques, de connivences, de conventions. La maison doit durer, mémoire partagée, les pièces et les meubles à leur place sous peine de s’y perdre.

(à suivre)

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