Il y a l’hésitation. Les faits sont
connus, trouvables, vérifiables : il est possible, avec méthode, de se
renseigner en laissant les affects de côté, il est possible de gagner en
savoir. Mais il y a tellement de voix qui encombrent l’espace, qui triturent la
durée que la pensée s’y écroule. On a peur de ne pas être capable d’autre chose
qu’une participation au brouhaha. À quoi bon dire, rappeler, proposer ?
Et il y a les autres. Les atterrés. Quand
on se rencontre, en quelques phrases on se reconnaît, on se réconforte autant
que possible. C’est que parfois, on se sent un peu seul dans cette panade, à
regretter le partage du savoir, la tempérance, la réflexion comme un souvenir.
À lire ceci, je sais que d’autres éprouveront le même sentiment : quelque
chose est en train de se briser et les témoins dont je suis se sentent
impuissants. Il n’y a même plus de lieu pour débattre dans le vacarme.
*
En vacances à l’étranger – Italie,
randonnée –, j’observe de très loin la création, par les arrêtés municipaux
visant à l’interdiction du burkini, d’un événement burkini, qui très vite
devient un événement politique et médiatique : la multiplication des
discours sur le burkini. J’imagine, résigné, que cela va s’éteindre dans la
foulée d’un autre événement, sauf que non.
L’événement burkini, c’est-à-dire la
multiplication des discours sur le burkini et des discours à partir du burkini,
continue, dure, persiste.
Il faut rappeler que ce vêtement n’a eu d’existence
jusque là, avant d’être objet de discours, qu’en tant que produit commercial
peu séduisant et confidentiel, une création visant l’exploitation d’un marché
supposé, celui des jeunes femmes musulmanes « modernes » – terme de
publicitaire qui vaut ce qu’il vaut – portant le voile pour tout un tas de
raisons, intimes – par exemple la foi – ou extimes – la tradition –, souvent
affirmatrices. Il se trouve qu’en Occident, les filles descendant de la main
d’œuvre immigrée trouvent dans l’affirmation d’une identité la possibilité
d’une affirmation de soi. Il n’est pas question ici de juger mais de considérer
la logique de ce mouvement en regard de la manière dont la société française a
traité ses colonies, traite l’histoire de cette colonisation, traite les
populations qu’elle a accueillie – cf. urbanisme, économie, politique – et dont
par ailleurs elle traite les femmes – cf. politique, médias, marché du travail,
sexisme ordinaire et quotidien. Et de ne pas oublier l’insignifiance
statistique du port effectif de cette variante de bain.
À l’époque de l’interdiction du voile à
l’école, candide, je m’étais interrogé : puisque on est censé libérer des
individus d’une claustration désignée, le voile, pourquoi leur interdire
l’accès précisément à ce que l’on suppose être le lieu de l’acquisition du
savoir, donc le lieu de la plus grande libération, c’est-à-dire – en théorie – l’école ?
Ça me semblait, en soi, contre-productif, illogique. Je pense toujours que ça
l’est. On ne se libère complètement, durablement, que par soi-même. L’autre
peut être un aide, un appui précieux. Mais si l’autre est reçu d’emblée comme
une contrainte, si l’autre agit comme une contrainte, son action sera
inefficace. Son chemin ne sera pas perçu comme accueillant et ne pourra donc
pas être suivi. C’est en cela que le principe actif de la tolérance se signale.
L’école, en tolérant le voile, avait plus de chances d’offrir à celles qui le
portent une autonomie accrue par le savoir, qu’en les laissant à la porte. On soulève
ici certaines des articulations logiques qui fondent les termes
« liberté », « égalité », « fraternité ».
Je ne vais pas parler de mon ami musulman
ou immigré qui dit ci ou qui dit ça parce que c’est stupide et que c’est
fondamentalement raciste. Je vais évoquer l’absence totale de parole accordée à
des femmes portant le burkini. Personne ne s’efforce de s’intéresser à la
sincérité de leur croyance, par exemple. Je me trouve être indécrottablement
athée, promoteur de la raison autant que possible face à la superstition –
qu’elle soit religieuse ou laïc. Cela ne m’empêche pas de respecter par
principe le fait religieux. Qu’on vienne frapper à ma porte pour m’annoncer
Dieu comme pas plus tard que la semaine dernière et que ça m’attriste parce que
les vies des deux jeunes gens qui s’étaient adressés ainsi à moi me semblaient
bien pauvres en monde, n’implique pas que je les envoie péter, de surcroît en
m’écriant au nom de je ne sais quoi.
J’aurais préféré commencer ce paragraphe
par « je ne vais pas faire l’injure de rappeler que… » sauf que le
dédain de nos contemporains pour l’histoire et la réflexion sur l’histoire, qui
s’étale à longueur d’opinions, d’expertises et d’analyses, force à le faire :
les exemples soulignant l’inefficacité du principe d’interdiction à visée
libératrice ne manquent pas. La Prohibition fut un fiasco dont la société
américaine peina à se remettre, ayant maille à partir avec une mafia
institutionnalisée, qui occupait les espaces abandonnés. L’interdiction, reçue
d’en haut comme une morale extérieure, avec ses pénalités, encourage plutôt
qu’elle ne libère.
La traque du voile, accélérée par de grands
esprits tels Sarkozy et ses zélotes, ne pouvait avoir que des effets
pervers : comment ne pas se sentir rejeté par une société qui nous refuse
son accès ? C’était la manière la plus efficace et la simple de creuser un
clivage au lieu de le réduire. Et j’incline à penser que cet écart pourrait
être bien pire qu’il ne l’est, si la population musulmane ne s’était pas
montrée dans son immense majorité d’une grande patience à l’égard du traitement
dont elle a fait l’objet. Pour les vrais curieux et à titre
d’approfondissement, j’invite à se reporter à partir de 1830 à l’histoire de la
colonisation puis de la décolonisation de l’Algérie par la France, à élargir à
l’histoire du colonialisme et à son historiographie, à celle de la traite des Noirs etc. Cette histoire dont
certains regrettent qu’elle soit enseignée. Celle des bidonvilles, des cités et
du racisme ordinaire et extraordinaire.
*
Il y a ensuite seulement, alors qu’il
devrait venir en premier, le féminisme. Ou plutôt un antiféminisme. Il faut se
mettre en slip. Il faut que toi, puisque tu es une femme et que tu te baignes,
tu te mettes en slip. Sinon, tu n’es pas libre. Il faut, pour que tu sois
libre, que ton corps puisse être contemplé par ceux qui décident de ce qui te
rend libre, et de ce qui ne te rend pas libre. Tes genoux, tes mollets, tes
cuisses, tes épaules, tes bras, tes fesses. De préférence ton ventre,
assurément ton cou. Pour les seins, ça dépend, mais on n’est pas des bêtes.
La contrainte n’apparaît pas
clairement ? Faut-il compléter en détaillant les structures à l’œuvre dans
les usages du corps de la femme, usages à visée marchandes ou de simple
domination ? La plage et son marché de viande, un marché en tous les cas
pour les lourds de la drague, pour les lourds de la mate. Sans parler de
l’intériorisation du discours sur le travail de son propre corps, aux visées
majoritairement normatives. La tentative de scandale amorcée aux Jeux
Olympiques concernait la tenue de beach-volleyeuses couvertes. Qu’elles soient
contraintes de le faire est révoltant, au moins autant que la tenue imposée par
le régime médiatique à leurs concurrentes : des maillots de bain. Que la
pratique de ce sport n’appelle en aucun cas. Quand je regarde du volley, je
n’ai 1/ aucune envie de voir du beach-volley, techniquement et tactiquement
pauvre 2/ aucune envie de voir des filles en slip plonger sur du sable, filmées
de façon suggestive dans un strict souci de maintenir l’audience qui permettra
de vendre de façon plus assurées des réclames.
Les experts en féminisme ont éclos avec
une spontanéité aussi étonnante que les experts en histoire, sociologie,
théologie de l’islam et géopolitique, droit, histoire de France. Ils ont
débordé même les journalistes, plutôt en retrait sur cette histoire, une fois
n’est pas coutume. Ils ont nourri et continuent de nourrir ondes, revues,
blogs, réseaux. Ils ont pour héros Manuel Valls et Nicolas Sarkozy. Si on peut
espérer ne pas avoir à revenir sur l’indignité du second, espérer qu’elle ne
soit pas déjà oubliée, il faut rappeler à quel point le premier, transparent
dans son ambition, autoritaire pour achever de vider ce qu’on appelait le
« dialogue » social, vit de façon discrète dans une idée de la France
et de l’histoire qui devrait d’emblée le disqualifier à toute mission de
service public, trempouillant gentiment dans les réseaux de Françafrique.
*
Alors pourquoi parler du burkini ?
Pourquoi ajouter une voix ? Parce que nous sommes nombreux à penser a minima ce que je viens d’énoncer, mais
que nous n’osons même plus le dire. Parce que pour pouvoir parler d’autre
chose, lutter contre la bêtise ou la méconnaissance qui originent les décisions
stupides, les décisions mauvaises, les décisions contreproductives, il ne faut
pas craindre d’arpenter, pas à pas, les faits et les articulations logiques.
Il faut aussi prendre le temps de
démonter les slogans et les raccourcis, de se garder des affects et des
ressentiments, de signaler quand on essentialise et généralise à tort. On a
tout de même un premier ministre qui a expliqué qu’il ne fallait pas s’efforcer
de comprendre le phénomène du terrorisme sous peine de l’excuser !
Heureusement que ce n’est pas lui qui était chargé de trouver le vaccin contre
la rage ou la pénicilline, je n’ose imaginer sa méthode.
Il faut parler du burkini, envisager le
burkini, montrer précisément quel événement il est. Il n’est pas un outil
fantasmatique d’insider
salafiste : les fondamentalistes n’envoient pas leurs femmes se baigner.
Il est un produit commercial médiocre devenu outil médiatique utilisé par les
politiques en place, servant de base à la loggorhée identitaire et non-humaniste
à laquelle l’Europe va devoir s’efforcer de survivre les prochaines années,
Poutine, Orban, Le Pen. Il masque les recherches et les enquêtes. Il amène les
débats, à force de raccourcis, sur le terrain dangereux de la guerre
culturelle. Personne ne parle de pauvreté pendant ce temps, personne ne regarde
ailleurs que vers un autre désigné, constitué, stigmatisé. Personne n’essaie de
comprendre comment la pauvreté entretenue par et combinée au racisme est un
terreau. Et que seule la lutte contre ce terreau, donc la lutte contre la
pauvreté, est à même d’éviter les radicalisations dues à la frustration. Parce
que faire tout comme on nous le demande, pour que ça ne marche quand même pas,
on ne s’imagine pas le recommencer un nombre incalculable de fois. C’est pourtant
l’histoire du rapport de la France à son immigration, nourrie de portes
refermées.
Le vrai événement des plages ne tient pas
dans un bout de tissu que quelques édiles inconséquents et peu idéologues
interdisent pour complaire à leur électorat de cagoles racistes. Il tient dans
la tragédie humanitaire, dans les noyés quotidiens fuyant des pays aux guerres
entraînées par les puissances. Et dont nous sommes tous responsables. Il tient
dans la mise entre parenthèse de la réflexion énergétique, alors que l’accès
aux ressources énergétiques fossiles sous-tend l’essentiel des mécanismes
géopolitiques contemporains. Il tient dans l’essentialisation en catégories,
dans le refus de la subtilité, dans l’invective et l’accusation.
Daesh ne naît pas de l’islam. Daesh naît
de la guerre, des régimes autoritaires, des spoliations, de l’ignorance
entretenue par la pauvreté. On peut rappeler la quantité de bourrins
crève-la-dalle rêvant de gloire qui ont formé les troupes des croisades pour
nourrir la réflexion. Et de là, saisir à quel point proclamer le concept de
guerre culturelle est pernicieux : en plus d’être vouée au grotesque et
donc à l’échec, elle ne peut que nourrir par son non-sens ce qu’elle prétend
combattre.
Je ne comprends pas ce qu’une personne
comme Élisabeth Lévy prétend défendre, manger du saucisson, ce genre de choses.
Personne ne l’en empêche. Personne ne l’empêche non plus de défendre une France
« traditionnelle », sexiste, autoritaire, inégalitaire, repliée. En
revanche, dans les lycées, on force des gamins à manger de la viande, on force
des gamins à manger sans alternative hallal, casher, végétarienne. Des gamins qui par là ne se voient
accordés aucune chance de saisir la signification réelle de la devise de la
république, « liberté », « égalité »,
« fraternité ». Des gamins qui peuvent par leur propre expérience
corroborer les discours traditionnalistes, proposant une loi autre, qui de fait
serait plus la leur. Des discours qui, en étant stigmatisés, gagnent une aura
supplémentaire plutôt que d’être vidés de leur substance par une attitude
efficace, tolérante, telle que décrite au début.
Une attitude pondérée.
*
Il a fallu courir pour laisser monter ce
texte, pour d’abord l’envisager selon la méthode géométrique en clin d’œil
spinoziste, avant de l’ordonner de façon plus accueillante. Son objectif :
témoigner que nombreux sont ceux qui sont attachés à saisir le monde selon les
faits et leurs articulations logiques, même s’ils n’aiment pas trop crier, même
s’ils n’aiment pas le folklore militant, même s’ils n’ont pas assez de faconde
et un peu trop de mémoire. Ne pas inventer le fil à couper le beurre, au contraire : dévoiler la complexité que beaucoup savent envisager, dont beaucoup parlent, à laquelle beaucoup réfléchissent.
Edwy Plenel – dont on peut débattre par
ailleurs –, dans un effort comparable pour refaire de la place à la réflexion
dans l’espace médiatique, a rappelé ceci : on émancipe les gens par le
chemin des causes communes. Il faut parvenir à les remettre en lieu et place du
burkini.