jeudi 3 août 2017

De la fin d'un journal

« Avançons dans la genèse de mes prétentions. »
Pierre Michon, Les Vies minuscules.

Retour à un blog qui sent la poussière. Et qui va, de nouveau, après une visite modeste, dormir pour une durée indéterminée. Je ne ferai pas grand chose de plus que constater ce sommeil, l’orner de quelques fils et figures de ce qu’a pu être un Journal d’un marathon.
Journal, donc par moi et pour moi, donné à lire et vécu en ouvroir de ce qui peut s’écrire.
Sauf que : les médecins se succèdent pour me délivrer des certificats d’aptitude à la pratique de la course à pied en compétition, certificats qui gisent les uns après les autres au fond d’un tiroir, inutiles. Je cours, toujours, pour moi. Je cours beaucoup. Je crée ou laisse se créer des itinéraires dans les villes que mon itinérance générale offre à parcourir, dans les campagnes environnantes. Et cette pratique suffit à faire sens.
La simple surveillance d’un gps m’agace : le mien dort dans le tiroir avec les certificats, exhumé deux fois l’an quand je sais à l’avance que je vais courir plus de deux heures. Et donc j’ai bien couru plus de deux heures, plus de vingt kilomètres, les calories ont bien brûlé, le cœur a battu un rythme satisfaisant.
Le sens de la mesure de la performance s’est vidé. Ce qui me plaît demeure de courir régulièrement, si possible longtemps, et d’y consacrer mon esprit ainsi irrigué. Une montre suffit à constater la durée, une carte permet, si l’envie s’en fait sentir, d’évaluer les difficultés franchies. Nul autre besoin n’apparaît sinon de menus défis, aller de là à ici puis revenir, ce genre de choses. Cela est advenu naturellement. Être en forme, aussi, simplement. Et l’état second de la fameuse transe du coureur.
Un journal de ces moments pourrait s’écrire, il s’écrira peut-être, d’une veine intranquille, sans événements. Mais pour l’instant et ceux qui suivent au point que je les pressente, leur collection suscite et nourrit d’autres écritures. Et le romantisme de l’idée de marathon, assoupi, attendra.
La poésie est revenue sous des formes et avec une force qui m’obligent. Une partie va demeurer intime, une autre se regrouper en fascicules et recueils, une dernière enfin s’animer au son de ma voix et de musiciens. Ça prend du temps, ça prend forme, ça vaut le coup.
Un récit de fiction, par ailleurs, est achevé. Ça prend aussi du temps. Et ça nourrit le reste, comme le reste s’en est nourri aussi, comme tout se nourrit de tout quand on demeure un organisme, vivant. Comme la course se nourrit de l’écriture et l’écriture se nourrit de la course.

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Reste un certain nombre d’articles ici, mal référencés, sans plan général, postés sans relecture — détail important —, un authentique journal. Il y a de quoi errer, il y a à boire et à manger, il y a un peu d’esthétique et pas mal de politique, quelques textes dont je demeure satisfait, un certain nombre d’insignifiants.
Je les laisse à disposition.

Ils témoignent de moments importants et ce matin, en courant entre Chanturgue et le stade du Colombier — et quelques autres lieux mais passons, c’était une belle sortie —, j’ai songé au présent post, quelques mots de moi à moi, d’un être à un autre, pourtant le même. Et à l’importance de cette expression pour affermir les autres. Et au mot de Michon, en ouverture du livre qui raconte sa naissance à la littérature. On passe une vie à naître et c’est une occupation assez plaisante.

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En point final, une chanson de Julia Holter, l'artiste qui me parle le mieux depuis tant d'années. Cette chanson plutôt qu'une autre, sans doute parce qu'il y a un chien dans le clip. J'adore les chiens.

lundi 12 décembre 2016

On n'est pas sérieux quand on a 35 ans


On n’est pas sérieux quand on a 35 ans.
On n’est pas sérieux, on se jette dans un camion comme dans un feu pour aller jouer partout où on le pourra, de la musique, chez les riches et chez les pauvres, chez les gens accueillants, chez les gens qui s’en foutent mais on ne s’en fout pas, nous, on joue et les quatre ou quarante paires d’oreilles qui écoutent en auront eu pour leur bienveillance ou pour leur attention.
On n’est pas sérieux parce qu’on n’est pas les meilleurs pour vendre ni pour se vendre. Tout ce qu’on veut c’est jouer-de-la-musique, des concerts, des disques. Pourquoi ? « On commence à faire ressentir des trucs aux gens. » Pour ça.
On n’est pas sérieux parce qu’on s’épuise, qu’on rêve de s’écrouler tout doucement quelque part et qu’en même temps on rêve de repartir, remettre ça. On a nos vies et cette vie. On l’accepte et on apprend à accepter, comme ça, un peu plus de choses.
On n’est pas sérieux quand on connaît tous les triangles, toutes les salades, toutes les pasta box, toutes les aires, toutes les gares. On échoue chez les meilleures âmes, on compare les Formule 1, on discute avec l’immensité des travailleurs de ces lieux.
On n’est pas sérieux mais on vieillit alors on cherche parfois une soupe, un légume, on se ménage, on aménage le temps avec plus de volonté, plus d’expérience. Ou pas et ce n’est pas grave.
On n’est pas sérieux et on rencontre partout, tout le temps, ou parfois et juste en certains lieux, des gens avec lesquels la vie devient meilleure de leur humanité. On discute, on trépigne, on crée. On se souvient ou on oublie. On le sait. On saoûle ou on se saoûle ou les deux, on s’oublie dans la soirée ou on la regarde passer.
On n’est pas sérieux et on se chicane et on s’aime.
On n’est pas sérieux et on a raison.


lundi 12 septembre 2016

Du voile médiatique


Il y a l’hésitation. Les faits sont connus, trouvables, vérifiables : il est possible, avec méthode, de se renseigner en laissant les affects de côté, il est possible de gagner en savoir. Mais il y a tellement de voix qui encombrent l’espace, qui triturent la durée que la pensée s’y écroule. On a peur de ne pas être capable d’autre chose qu’une participation au brouhaha. À quoi bon dire, rappeler, proposer ?
Et il y a les autres. Les atterrés. Quand on se rencontre, en quelques phrases on se reconnaît, on se réconforte autant que possible. C’est que parfois, on se sent un peu seul dans cette panade, à regretter le partage du savoir, la tempérance, la réflexion comme un souvenir. À lire ceci, je sais que d’autres éprouveront le même sentiment : quelque chose est en train de se briser et les témoins dont je suis se sentent impuissants. Il n’y a même plus de lieu pour débattre dans le vacarme.

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En vacances à l’étranger – Italie, randonnée –, j’observe de très loin la création, par les arrêtés municipaux visant à l’interdiction du burkini, d’un événement burkini, qui très vite devient un événement politique et médiatique : la multiplication des discours sur le burkini. J’imagine, résigné, que cela va s’éteindre dans la foulée d’un autre événement, sauf que non.
L’événement burkini, c’est-à-dire la multiplication des discours sur le burkini et des discours à partir du burkini, continue, dure, persiste.
Il faut rappeler que ce vêtement n’a eu d’existence jusque là, avant d’être objet de discours, qu’en tant que produit commercial peu séduisant et confidentiel, une création visant l’exploitation d’un marché supposé, celui des jeunes femmes musulmanes « modernes » – terme de publicitaire qui vaut ce qu’il vaut – portant le voile pour tout un tas de raisons, intimes – par exemple la foi – ou extimes – la tradition –, souvent affirmatrices. Il se trouve qu’en Occident, les filles descendant de la main d’œuvre immigrée trouvent dans l’affirmation d’une identité la possibilité d’une affirmation de soi. Il n’est pas question ici de juger mais de considérer la logique de ce mouvement en regard de la manière dont la société française a traité ses colonies, traite l’histoire de cette colonisation, traite les populations qu’elle a accueillie – cf. urbanisme, économie, politique – et dont par ailleurs elle traite les femmes – cf. politique, médias, marché du travail, sexisme ordinaire et quotidien. Et de ne pas oublier l’insignifiance statistique du port effectif de cette variante de bain.

À l’époque de l’interdiction du voile à l’école, candide, je m’étais interrogé : puisque on est censé libérer des individus d’une claustration désignée, le voile, pourquoi leur interdire l’accès précisément à ce que l’on suppose être le lieu de l’acquisition du savoir, donc le lieu de la plus grande libération, c’est-à-dire – en théorie – l’école ? Ça me semblait, en soi, contre-productif, illogique. Je pense toujours que ça l’est. On ne se libère complètement, durablement, que par soi-même. L’autre peut être un aide, un appui précieux. Mais si l’autre est reçu d’emblée comme une contrainte, si l’autre agit comme une contrainte, son action sera inefficace. Son chemin ne sera pas perçu comme accueillant et ne pourra donc pas être suivi. C’est en cela que le principe actif de la tolérance se signale. L’école, en tolérant le voile, avait plus de chances d’offrir à celles qui le portent une autonomie accrue par le savoir, qu’en les laissant à la porte. On soulève ici certaines des articulations logiques qui fondent les termes « liberté », « égalité », « fraternité ».

Je ne vais pas parler de mon ami musulman ou immigré qui dit ci ou qui dit ça parce que c’est stupide et que c’est fondamentalement raciste. Je vais évoquer l’absence totale de parole accordée à des femmes portant le burkini. Personne ne s’efforce de s’intéresser à la sincérité de leur croyance, par exemple. Je me trouve être indécrottablement athée, promoteur de la raison autant que possible face à la superstition – qu’elle soit religieuse ou laïc. Cela ne m’empêche pas de respecter par principe le fait religieux. Qu’on vienne frapper à ma porte pour m’annoncer Dieu comme pas plus tard que la semaine dernière et que ça m’attriste parce que les vies des deux jeunes gens qui s’étaient adressés ainsi à moi me semblaient bien pauvres en monde, n’implique pas que je les envoie péter, de surcroît en m’écriant au nom de je ne sais quoi.

J’aurais préféré commencer ce paragraphe par « je ne vais pas faire l’injure de rappeler que… » sauf que le dédain de nos contemporains pour l’histoire et la réflexion sur l’histoire, qui s’étale à longueur d’opinions, d’expertises et d’analyses, force à le faire : les exemples soulignant l’inefficacité du principe d’interdiction à visée libératrice ne manquent pas. La Prohibition fut un fiasco dont la société américaine peina à se remettre, ayant maille à partir avec une mafia institutionnalisée, qui occupait les espaces abandonnés. L’interdiction, reçue d’en haut comme une morale extérieure, avec ses pénalités, encourage plutôt qu’elle ne libère.
La traque du voile, accélérée par de grands esprits tels Sarkozy et ses zélotes, ne pouvait avoir que des effets pervers : comment ne pas se sentir rejeté par une société qui nous refuse son accès ? C’était la manière la plus efficace et la simple de creuser un clivage au lieu de le réduire. Et j’incline à penser que cet écart pourrait être bien pire qu’il ne l’est, si la population musulmane ne s’était pas montrée dans son immense majorité d’une grande patience à l’égard du traitement dont elle a fait l’objet. Pour les vrais curieux et à titre d’approfondissement, j’invite à se reporter à partir de 1830 à l’histoire de la colonisation puis de la décolonisation de l’Algérie par la France, à élargir à l’histoire du colonialisme et à son historiographie, à celle de la traite des Noirs etc. Cette histoire dont certains regrettent qu’elle soit enseignée. Celle des bidonvilles, des cités et du racisme ordinaire et extraordinaire.

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Il y a ensuite seulement, alors qu’il devrait venir en premier, le féminisme. Ou plutôt un antiféminisme. Il faut se mettre en slip. Il faut que toi, puisque tu es une femme et que tu te baignes, tu te mettes en slip. Sinon, tu n’es pas libre. Il faut, pour que tu sois libre, que ton corps puisse être contemplé par ceux qui décident de ce qui te rend libre, et de ce qui ne te rend pas libre. Tes genoux, tes mollets, tes cuisses, tes épaules, tes bras, tes fesses. De préférence ton ventre, assurément ton cou. Pour les seins, ça dépend, mais on n’est pas des bêtes.
La contrainte n’apparaît pas clairement ? Faut-il compléter en détaillant les structures à l’œuvre dans les usages du corps de la femme, usages à visée marchandes ou de simple domination ? La plage et son marché de viande, un marché en tous les cas pour les lourds de la drague, pour les lourds de la mate. Sans parler de l’intériorisation du discours sur le travail de son propre corps, aux visées majoritairement normatives. La tentative de scandale amorcée aux Jeux Olympiques concernait la tenue de beach-volleyeuses couvertes. Qu’elles soient contraintes de le faire est révoltant, au moins autant que la tenue imposée par le régime médiatique à leurs concurrentes : des maillots de bain. Que la pratique de ce sport n’appelle en aucun cas. Quand je regarde du volley, je n’ai 1/ aucune envie de voir du beach-volley, techniquement et tactiquement pauvre 2/ aucune envie de voir des filles en slip plonger sur du sable, filmées de façon suggestive dans un strict souci de maintenir l’audience qui permettra de vendre de façon plus assurées des réclames.
Les experts en féminisme ont éclos avec une spontanéité aussi étonnante que les experts en histoire, sociologie, théologie de l’islam et géopolitique, droit, histoire de France. Ils ont débordé même les journalistes, plutôt en retrait sur cette histoire, une fois n’est pas coutume. Ils ont nourri et continuent de nourrir ondes, revues, blogs, réseaux. Ils ont pour héros Manuel Valls et Nicolas Sarkozy. Si on peut espérer ne pas avoir à revenir sur l’indignité du second, espérer qu’elle ne soit pas déjà oubliée, il faut rappeler à quel point le premier, transparent dans son ambition, autoritaire pour achever de vider ce qu’on appelait le « dialogue » social, vit de façon discrète dans une idée de la France et de l’histoire qui devrait d’emblée le disqualifier à toute mission de service public, trempouillant gentiment dans les réseaux de Françafrique.

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Alors pourquoi parler du burkini ? Pourquoi ajouter une voix ? Parce que nous sommes nombreux à penser a minima ce que je viens d’énoncer, mais que nous n’osons même plus le dire. Parce que pour pouvoir parler d’autre chose, lutter contre la bêtise ou la méconnaissance qui originent les décisions stupides, les décisions mauvaises, les décisions contreproductives, il ne faut pas craindre d’arpenter, pas à pas, les faits et les articulations logiques.
Il faut aussi prendre le temps de démonter les slogans et les raccourcis, de se garder des affects et des ressentiments, de signaler quand on essentialise et généralise à tort. On a tout de même un premier ministre qui a expliqué qu’il ne fallait pas s’efforcer de comprendre le phénomène du terrorisme sous peine de l’excuser ! Heureusement que ce n’est pas lui qui était chargé de trouver le vaccin contre la rage ou la pénicilline, je n’ose imaginer sa méthode.

Il faut parler du burkini, envisager le burkini, montrer précisément quel événement il est. Il n’est pas un outil fantasmatique d’insider salafiste : les fondamentalistes n’envoient pas leurs femmes se baigner. Il est un produit commercial médiocre devenu outil médiatique utilisé par les politiques en place, servant de base à la loggorhée identitaire et non-humaniste à laquelle l’Europe va devoir s’efforcer de survivre les prochaines années, Poutine, Orban, Le Pen. Il masque les recherches et les enquêtes. Il amène les débats, à force de raccourcis, sur le terrain dangereux de la guerre culturelle. Personne ne parle de pauvreté pendant ce temps, personne ne regarde ailleurs que vers un autre désigné, constitué, stigmatisé. Personne n’essaie de comprendre comment la pauvreté entretenue par et combinée au racisme est un terreau. Et que seule la lutte contre ce terreau, donc la lutte contre la pauvreté, est à même d’éviter les radicalisations dues à la frustration. Parce que faire tout comme on nous le demande, pour que ça ne marche quand même pas, on ne s’imagine pas le recommencer un nombre incalculable de fois. C’est pourtant l’histoire du rapport de la France à son immigration, nourrie de portes refermées.

Le vrai événement des plages ne tient pas dans un bout de tissu que quelques édiles inconséquents et peu idéologues interdisent pour complaire à leur électorat de cagoles racistes. Il tient dans la tragédie humanitaire, dans les noyés quotidiens fuyant des pays aux guerres entraînées par les puissances. Et dont nous sommes tous responsables. Il tient dans la mise entre parenthèse de la réflexion énergétique, alors que l’accès aux ressources énergétiques fossiles sous-tend l’essentiel des mécanismes géopolitiques contemporains. Il tient dans l’essentialisation en catégories, dans le refus de la subtilité, dans l’invective et l’accusation.
Daesh ne naît pas de l’islam. Daesh naît de la guerre, des régimes autoritaires, des spoliations, de l’ignorance entretenue par la pauvreté. On peut rappeler la quantité de bourrins crève-la-dalle rêvant de gloire qui ont formé les troupes des croisades pour nourrir la réflexion. Et de là, saisir à quel point proclamer le concept de guerre culturelle est pernicieux : en plus d’être vouée au grotesque et donc à l’échec, elle ne peut que nourrir par son non-sens ce qu’elle prétend combattre.

Je ne comprends pas ce qu’une personne comme Élisabeth Lévy prétend défendre, manger du saucisson, ce genre de choses. Personne ne l’en empêche. Personne ne l’empêche non plus de défendre une France « traditionnelle », sexiste, autoritaire, inégalitaire, repliée. En revanche, dans les lycées, on force des gamins à manger de la viande, on force des gamins à manger sans alternative hallal, casher, végétarienne. Des gamins qui par là ne se voient accordés aucune chance de saisir la signification réelle de la devise de la république, « liberté », « égalité », « fraternité ». Des gamins qui peuvent par leur propre expérience corroborer les discours traditionnalistes, proposant une loi autre, qui de fait serait plus la leur. Des discours qui, en étant stigmatisés, gagnent une aura supplémentaire plutôt que d’être vidés de leur substance par une attitude efficace, tolérante, telle que décrite au début.
Une attitude pondérée.

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Il a fallu courir pour laisser monter ce texte, pour d’abord l’envisager selon la méthode géométrique en clin d’œil spinoziste, avant de l’ordonner de façon plus accueillante. Son objectif : témoigner que nombreux sont ceux qui sont attachés à saisir le monde selon les faits et leurs articulations logiques, même s’ils n’aiment pas trop crier, même s’ils n’aiment pas le folklore militant, même s’ils n’ont pas assez de faconde et un peu trop de mémoire. Ne pas inventer le fil à couper le beurre, au contraire : dévoiler la complexité que beaucoup savent envisager, dont beaucoup parlent, à laquelle beaucoup réfléchissent.
Edwy Plenel – dont on peut débattre par ailleurs –, dans un effort comparable pour refaire de la place à la réflexion dans l’espace médiatique, a rappelé ceci : on émancipe les gens par le chemin des causes communes. Il faut parvenir à les remettre en lieu et place du burkini.

mardi 6 septembre 2016

De la maison de poupées – 2


Je parlais de préciosité juste avant : il y a une valeur que l’on assigne à nos rencontres esthétiques.
On suppose que tomber sur une poupée est une chance. Mais rencontrer quelqu’un, quelque chose, est une chance. Le transformer en poupée est un autre geste. Une autre attitude. Une attitude qui n’est pas forcément l’attitude naturelle mais tend à s’y substituer : assigner une valeur, en tant qu’objet de notre propre geste de rangement, et de rangement dans la maison de poupées.
On collectionne et on complète, on admire et on rend justice. La maison de poupées est une maison avec pièces et couloirs, plan. On aime trouver des passages secrets que l’on se réserve, que l’on transmet : nouvelle valeur. Je ne peux cacher la connotation pécuniaire sous-entendue, la thésaurisation de soi, le placement a minima. Il y a une histoire, rappelons-le, et l’on n’en dépasse pas, surtout. Elle permet de juger, d’évaluer, de former système. Elle est récompense des rencontres, ajoutée.

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L’autocongratulation forme, avec l’autoincantation, un duo de gestes dont les traces pourraient être surlignées avec une telle fréquence, que j’en viens à m’interroger sur les possibilités théoriques qu’elles ouvrent.
La maison de poupée est une chance. Si je l’ai trouvée, je suis en droit de m’en féliciter. Et en général, par tous les biais sociaux possibles, je ne m’en prive pas, de façon supposée élégante et donc supposée indirecte. Quoique sur ce dernier point, l’entresoi est tellement célébré que j’en attraperais la nausée. Je congratule l’autre, si formidable, et par là je me congratule moi-même de l’avoir trouvé. On n’est pas si souvent dans le « écoutez, ça pourrait vous plaire », mais plus souvent dans le « moi aussi, je l’écoute ». Des classements attendus, à la nostalgie puissante, puisque la nostalgie forme un élément esthétique facilement actif.
Il y a quelque chose de nécessaire à savoir se dire « j’ai fait ceci », « je suis capable de cela », sous peine de se paralyser soi-même dans le doute. Mais sous l’exclamation permanente face à la beauté de la maison de poupée, il y a aussi celle de sa propre capacité à l’avoir découverte, puisqu’elle demeure supposée cachée, discrète. Ce qui est, disons-le tout net, une blague depuis au moins dix ans, plutôt quinze. Et une distinction que l’on essentialise avec le génie des artistes que l’on a transformés, muséifiés, poupéifiés. On est ainsi, mieux. Un tel rapport à l’histoire, au-delà d’une histoire, pose problème. Elle me pose problème par son existence dans les vagues de congratulation et d’autocongratulation.
L’autoincantation constitue un sujet bien trop lourd pour un paragraphe dans une simple entrée de blog, il faudra y revenir.

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On peut dire qu’on s’en fout. On peut dire que le sentiment de dépossession que j’éprouve parfois vis-à-vis des rencontres avec certains artistes et leurs œuvres, dans la surimpression d’un fétichisme, ne regarde que moi et ne doit poser problème qu’à moi. Mais dans ce phénomène que je discerne, dans cette façon de réserver les acteurs dans une histoire que l’on a écrite, on les dessert. À fuir une idée convenue du kitsch, on en crée un autre. La pop indie britannique des années 1980, par exemple, est devenue un petit musée décortiqué et totalisant, quelques pièces sagement rangées de la maison que l’on va retrouver pour se rassurer, éprouver, vivre. Au bout d’un moment, constitué avec quelques compères, il suffit. Il se suffit à lui-même comme vecteur d’émotions, avec ses quelques décorations – livres, films, graphismes. On n’ira pas plus loin. On n’ira pas ailleurs. Peu importe que Morrissey ait été un passeur important : on se réfère aux objets qu’il a transmis, pas au geste de la transmission, du passage. Et encore, il y aurait à dire sur le petit musée personnel de Morrissey, adopté par nombre d’admirateurs, comparé à celui de Sonic Youth, à la curiosité plus active mais moins sacralisé par les fans.

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La musique est un lieu sensuel, un moment poétique – au sens de la donation de monde – parmi d’autres, un théâtre, un champ théorique aussi, c’est autorisé. Elle m’intrigue constamment. Elle permet des constitutions de soi, des techniques de soi, elle échappe. Dessus, depuis, dedans, on peut écrire des histoires à l’infini, dont la sédimentation ne dure jamais, malgré la crispation de certains lecteurs. Le rock de maison de poupée en est une, de crispation, la trace d’un fantasme de rock qui n’a jamais eu lieu, puisque ses acteurs n’ont jamais été aussi excluants que les juges qui l’ont écrites a posteriori. La basse de l’album le plus glacial d’Iggy Pop, The Idiot, influence majeure de Joy Division – si – est jouée pour l’essentiel par Laurent Thibaut, un ex de Magma. Un musicien entre prog et jazz-rock. Du genre à ne pas cadrer du tout dans le tableau. Du genre à faire tache.
Longtemps, une anecdote des gars de Air sur Histoire de Melody Nelson m’a fasciné : adolescents, ils n’écoutaient le disque qu’une fois tous les six mois, dans le noir, pour ne pas l’user, pour ne pas user les émotions induites par sa magnificence. Comme d’accomplir un geste sacré à bon escient, comme de ne pas prier à tort et à travers. Sauf qu’en fait, le rituel que l’on peut se donner n’est pas nécessairement dicté par le sacré mais par soi. Le sacré vient dans un sentiment, mais faire découler du sacré depuis cette vieille ganache de Gainsbourg ou cette râclure de Lou Reed, ça confine au comique. Même dans un instant poétique profond.
La maison de poupée tend à figer, comme dans un simulacre d’éternité, ses figures, les laissant vivre – pour celles qui ne sont pas décédées – dans un cadre convenu, selon des rituels nombreux. Mais si quelques rituels aident, trop de rituels obstruent, étouffent, empêchent de vivre. On intègre la génuflexion en réflexe. Et on fantasme l’absence de changement, la complétude de l’histoire par l’immuabilité d’un nombre élevé de codes esthétiques, de connivences, de conventions. La maison doit durer, mémoire partagée, les pièces et les meubles à leur place sous peine de s’y perdre.

(à suivre)