Le silence prolongé de
ce journal ne constitue pas une surprise : des vacances ont eu
lieu, nécessaires, longues, pendant lesquelles il ne s'est pas agi
de courir. Nous avons tout de même marché beaucoup dans les villes
– Barcelone, Tolède, Lisbonne – et une demi-journée dans un
désert décevant – la faute à l'exploitation touristique peu
fameuse d'un monastère qui, il y a quelques siècles, devait
certainement valoir le coup d'œil. C'est le monasterio de la pierda,
vers Saragosse, à faire passer Ibiza pour Aurillac.
Les articulations ont
apprécié, la ligne un peu moins et le dos non plus. Depuis je
m'emploie à reprendre avec des sorties douces, sachant que le
déménagement à venir, par ses nécessaires impondérables, ne peut
laisser envisager un plan détaillé et rigide ni des objectifs
élevés pour la quinzaine qui vient. Et de là, un simple affût des
sensations m'occupe et souvent me comble.
*
Empaqueter mêle les
sentiments, pointe les nœuds avec lesquels on vit. Je n'en peux plus
de patience avant mon installation à Brest, depuis les mois que
j'attends d'abolir les kilomètres qui me séparent de Julie.
Pourtant, derrière moi, tout autour de moi, il y a Marseille où
j'ai travaillé sur de beaux projets, où j'ai perdu mon père et me
suis séparé, où j'ai établi des amitiés fortes, où je me suis
reconstruit en un sens, construit en un autre, où j'ai marché,
escaladé, couru, où j'ai rencontré Julie enfin.
Il faut se tenir entre
les villes, entièrement dans la nouvelle sans croire que cela
implique de laisser l'autre.
*
Empaqueter mêle les
sentiments, mais peut aussi laisser songeur. Je retrouve les
stigmates de la précipitation de mon dernier mouvement et en tâchant
de les amender – en triant et jetant –, j'erre dans des limbes
pas toutes nostalgiques. Comment croire au hasard quand je me suis
laissé aller à mettre Kid A en bande-son, pour feuilleter
des photos de classe pendant « How to Disappear Completely » ?
Ironie, sourire en coin en réponse à cette coïncidence jusqu'à ce que je réalise que je regardais
ces photos d'une manière inédite : je voyais des adultes dans
les visages d'enfants. Longtemps en les regardant, j'avais eu face à
moi les visages des personnes photographiées, dans le temps de leur
présence à moi et sans âge. Mais pour la première fois
aujourd'hui, ces mêmes visages ne devenaient pas simplement mes
camarades ornés de projections d'adultes possibles, non, ils étaient
tout à la fois des enfants, très distants, et les porteurs de
traits qui les dépassent, ceux de leurs parents et ceux qu'ils
porteront eux quand ils seront adultes et là seulement en potentiel,
en possible. Un sentiment étrange, une sensation d'acuité m'a
traversé aujourd'hui, comme si je les voyais mieux, comme si je
voyais enfin ces traits.
Il faut laisser s'écouler
quelques heures pour envisager une origine à ce sentiment inédit :
je passe beaucoup de temps à présenter les choses de ma vie à
Julie, à me les présenter à moi en écrivant, à me les présenter
en en faisant usage au lieu de les trainer. Et je me retrouve encore
pris dans ce qui m'a bouleversé en lisant les Vies minuscules
de Michon, « Avançons dans la genèse de mes prétentions »,
pourquoi faire ce que je suis en train de faire, vivre de la manière
dont je vis ? Je pensais justement à Michon ce matin, lu en
quelques traites, en quelques nuits d'ennui à l'époque où je
surveillais des internats. Au long des foulées, je goûtais
l'efficace de la course à pied dans la procuration de sensations
tout en me remémorant le choc de cette lecture, de ce moment où
Michon réalise que les vies, toujours, ont été autour de lui,
qu'il faut les écrire.
*
En fin de journée, je
suis retourné dessiner au parc, un petit bâtiment au toit de chaume
face à un banc ombragé, histoire de manger de la perspective et de ne pas réfléchir pour une demi-heure. Vivement recommandé.