lundi 21 décembre 2015

Pour en finir avec la nostalgie


La mémoire embarrasse souvent, intriquée à l’intime. Le commémoratif et son compagnon l’hommage peuvent mettre mal à l’aise par leur ensemble du sentiment, par l’apposition d’une mémoire collective à ce qui est soi et que je trouve éloigné de ce qui souvent m’émeut dans une œuvre – sur la mémoire, des pistes ici.
Et si je trouve qu’on n’écoute jamais trop de belle musique, il faut y être prêt, il faut en avoir envie. Sans doute qu’en dirigeant mes pas vers l’opéra de Clermont-Ferrand pour écouter The Color Bars, la tournée reprenant les chansons d’Elliott Smith avec des arrangement inédits, je n’étais pas dans les meilleures dispositions, craignant la naphtalisation. D’accord pour considérer qu’un répertoire gagne à être joué, à être vivant et donc vécu, j’ai peu de goût pour ce qui se limite au joli, à l’illustratif. À considérer les moyens déployés, l’effectif, les chanteurs passionnants, j’avais l’impression d’être pris en otage. Je ne pouvais qu’aimer, puisque je suis fan de la musique de Smith, que je suis fan des trois interprètes, qu’il y a de très bons musiciens et que donc c’est mieux qu’un type fatigué dans sa chambre ou dans un bar, forcément.
J’ai eu le même sentiment que lors de la venue de The Appartements il y a quelques mois à Brest avec 49 Swimming Pool en première partie. En présentant un showcase l’après-midi puis lors du concert le soir, Emmanuel Tellier, que j’apprécie au demeurant, signala à plusieurs reprises la chance que nous avions de pouvoir écouter Walsh. Sauf que si son dernier album, majestueux, est devenu un compagnon fidèle, le concert avait de bons moments, sans plus. C’était mon droit le plus strict de m’ennuyer dans ce musée. Sauf qu’en fait, comme on avait de la chance, il fallait qu’on aime, implicitement. Rendez-vous compte, il est là donc ça va être bien. Sauf qu’il était un peu fatigué, que le cumul de ses chansons aux tempi très similaires, mélodies, harmonies, arrangements de même, les desservait et que je n’aime pas ce genre de position surplombante, on vous amène le meilleur, aimez, délectez-vous. Certains concerts se passent mieux que d’autres, certains projets sont plus vivants et ont plus d’âme que d’autres.
The Color Bars a mis son âme en des lieux et d’une manière qui me dérangent. D’abord, l’effectif. Un quatuor à cordes, trois vents, un percussionniste, complétés par un guitariste, un contrebassiste et un batteur. Le son est honnête sans plus. Les dynamiques propres aux ensembles acoustiques que seul le concert peut donner sont abandonnées tant dans les arrangements que l’interprétation, dans une visée pop décorative dès que la rythmique ou la guitare mènent la pulsation. La section rock fait son travail, appliquée dans la reproduction. Le guitariste commet moins de gris-gris qu’on aurait pu le craindre au vu de sa collection de guitares exhibée sur scène, cinq je crois, une quantité dont il faudra, à moins de beaucoup d’accordages alternatifs, m’expliquer l’intérêt considérant sa sonorité par ailleurs très égale.
Les arrangements sont tonaux, harmonisations peu impressionnistes ne jouant pas avec les chansons et qui ne les emmènent nulle part sinon le confort et quelques traits soulignant la réelle virtuosité. Aucune chanson ne voit son harmonie transformée, sa structure chamboulée. Les orchestrations s’inscrivent dans un horizon d’attente trop restreint – Elliott Smith dans le texte avec des musiciens classiques en plus comme ça c’est joli et puis aussi vos chanteurs préférés – pour qu’on puisse être transporté par une émotion créatrice, dont les interprétations vocales, si elles sont irréprochables, ne suffisent pas à pallier l’absence. Le problème, c’est qu’il ne se passe rien de plus que sur l’un des nombreux disques de reprise des Beatles à la sauce classique, baroque ou je ne sais quoi. Il s’en passe même un peu moins, ce qui a un côté un peu effrayant quant à l’idée des responsables du projet de ce qu’est le travail moderne de composition ou d’arrangements. L’exercice de style dénote d’un sens de l’histoire qui ne me séduit pas, refuse la surprise.
Et au vu des sommes vraisemblablement engagées dans la production, on se dit que la nostalgie dans le rock a franchi une nouvelle étape, un côté Las Vegas de l’indie, aggravé par l’absence totale de réflexion scénographique dans un lieu qui reste un théâtre. Que Ken Stringfellow, Troy Von Balthazar et Jason Lytle doivent cachetonner dans ce projet, même avec sincérité et leur immense talent, pour pouvoir tourner au lieu de chanter l’une des quelques chansons qu’ils ont eux aussi composées m’attriste profondément. Si ce genre de memorabilia, qu’on considère avec bienveillance parce qu’on apprécie le répertoire abordé, devait se reproduire jusqu’à former une mode, on aurait une raison de plus de craindre pour la création. Cela fait une dizaine d’années que les affiches de festival croulent sous les reformations lucratives sans que qui que ce soit n’ait réussi à me convaincre que la musique contemporaine s’en porte mieux.
Et si un projet tel The Color Bars pouvait être le lieu d’une aventure, d’une réflexion complète de ce qu’on peut faire d’une chanson, il a tourné sur un versant patrimonial, l’une des zones de confort de la musique avec laquelle j’ai le plus grand mal. La notion de répertoire est un sujet central dans le rock et la pop depuis le début des années deux mille, elle gagnerait à être le domaine de la recherche plutôt que celui de l’institutionnalisation. Le pari de la programmation de The Color Bars est cohérent et a fourni à une majorité du public l’émotion attendue. J’espère juste, un peu égoïstement, qu’elle ne deviendra pas un étalon.
Au sortir du concert, agacé, j’ai fini par me disputer d’une façon moche et inutile. C’est dire si la musique ne m’a pas parlé ce soir-là.

vendredi 11 décembre 2015

Courir sur les bombes


Cela faisait un moment que je n’étais pas venu par ici. On se dit toujours qu’on a le temps de faire les choses, mais pour toutes les faire et les faire bien, donc déménager, s’installer, répéter et tourner (à lire ici), écrire pour d’autres lieux, explorer la ville et ses alentours, travailler, vivre à deux, autant d’activités qui ont rendu la tenue de ce blog moins cruciale, il faut compter avec précision.
J’ai juste entretenu la forme avant de reprendre un travail hivernal de foncier à l’aide de mon nouvel engin de torture, une montre-cardio-gps. La torture n’est pas tant physique, puisque je suis incité à courir moins vite que selon mes sensations, que dans la privation d’une immersion complète dans les perceptions, toujours à surveiller allure et distances. Restent les grosses sorties du week-end pour s’oublier et endorphiner plus fort, complétées de méditations quotidiennes, à la bascule du jour. Le plaisir de la montée en puissance, aussi.

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A joué aussi, certainement, l’angoisse de l’actualité. On s’efforce souvent dans nos vies d’apprendre à mettre à distance le cours du monde, sous peine de se rendre incapable d’action pour soi comme pour les autres. Les événements terribles sont ceux qui abolissent cette distance sans que la moindre de nos techniques dévolues à son entretien ne parvienne à la faire subsister. On se tient alors pris dans le déroulé, pris dans la sidération qui en découle, spectateur complet. On balance, muet d’horreur tenté par le cri, on consacre beaucoup d’énergie à préserver la réflexion, l’analyse, en lisant, en cherchant aussi le recul dont le choc, par principe, nous prive.
Les va-t’en-guerre et les xénophobes ont trouvé dans l’état du monde un moteur à leur décomplexion. Ce qui me frappe, c’est le naturel avec lequel le crasseux est exhibé comme solution, nécessité, mot d’ordre, et à quel point ce naturel est incompris par la partie de la population qu’il choque et auquel j’appartiens, de la même manière qu’on comprend mal ce qui se trame dans la tête des complotistes. Le succès du Front National – nous sommes entre les deux tours quand j’écris – aux régionales était prévisible depuis plusieurs mois, avant les attentats, il n’est pas apparu spontanément, comme une mauvaise surprise. Il n’en est pas moins triste, cependant il était déjà là, en train d’advenir.
Les électeurs du Front National n’envoient pas ou plus de message. Les électeurs du Front National veulent que le Front National soit élu, en connaissance de cause. Ils considèrent que les propositions du Front National sont des solutions, ou à tout le moins qu’elles sont moins pires que celles des autres partis politiques. Il faut techniquement démonter ces propositions et en avoir d’autres, réelles, à leur opposer. L’appel aux valeurs telles que la tolérance, le respect, la liberté, l’égalité, la fraternité est inopérant car ces valeurs sont abstraites pour quelqu’un en colère, pour quelqu’un d’effrayé.
Par conviction, je ne vote plus depuis plusieurs années et pourtant j’ai voté aux régionales, parce que je refuse de jouer l’accélération du chaos en laissant le Front National ou Wauquiez s’installer au pouvoir. Il y a trop peu de temps entre les régionales et les présidentielles pour que l’inanité et les scandales prévisibles n’éclatent, pour que l’on puisse jouer le « laissons-les se planter ». Pour autant, je continue de considérer la démocratie représentative comme étant à repenser de fond en comble et avec la plus grande urgence.

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J’aime bien trop l’histoire et depuis trop longtemps pour ne pas redouter les comparaisons et les analogies. Ainsi, lire aujourd’hui chez Enzo Traverso que le Front National n’est pas un parti fasciste me contente parce qu’effectivement, taxer toutes les formations d’extrême-droite de fascisme relève de l’imprécision, du raccourci sémantique stérile empêchant de penser les particularités. Cependant, là où je le rejoins à nouveau, c’est quand il signale qu’on ne peut prédire ce qui va arriver. C’est le sens de l’histoire : les cartes n’ayant jamais été battues comme elles le sont ces jours-ci, on ne peut savoir ce qui va résulter de l’accession du Front National au pouvoir, sinon une multitude de désastres dont les répercussions sont inimaginables. Et c’est cette incertitude, croisée avec les crises multiples et les discours horribles, qui donne un parfum tenace d’années trente quand on est internationaliste, pacifiste et anarchiste.

dimanche 11 octobre 2015

On tourne


Comme me l'a fait remarqué une vieille amie sur le perron du Beffroi à Montrouge, les notes de ce journal se sont éloignées de la course à pied. C'est le principe aussi de son absence de règle, principe pourtant obsolète dès le titre : ce journal est celui d'un marathon à courir, de ce qu'est une vie ayant un marathon à courir, de ce qui participe et appelle la course, de ce qui la nourrit, de ce qui en naît. Depuis, dessous, une vie remue donnée à lire avant la fin du texte, dans ses fragments, dont certains forment texte eux-mêmes.

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En début de semaine à Brest, première sortie à vélo hors de la ville vers Plouzané. Je souhaitais découvrir le phare du petit minou, c'est son nom, donnant sur l'ouverture de la rade et raconté par Julie comme l'un de ses lieux d'élection. Les deux heures furent un bonheur malgré un temps dont je ne parviens pas encore à attester la fiabilité et un demi-tour à quelques centaines de mètres du but. À vélo, on a aussi le temps de réfléchir et si je me crée mes propres lieux et mes propres chemins à Brest, je sais que je veux contempler ce phare d'abord avec Julie.

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À Bruz, à côté de Rennes, sortie courte au petit lendemain de nos retrouvailles avec JLM et son équipe dans une campagne saisie par une brume trapue en dessous du soleil, dans laquelle surnagent haies, arbres et leurs toiles d'araignées alourdies. La fraîcheur de l'air et les odeurs de prés et de champs m'ont laissé divaguer les paysages russes de campagnes saisies par le climat continental, comme à chaque fois que la ruralité sans relief, exotique, s'offre à moi et que j'ai froid aux oreilles. C'est l'un des archétypes personnels naissant de sensations enrichies de contexte, une madeleine régulière parmi d'autres.

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À Beaumont, en day off, sortie d'après-midi ensoleillé, à nouveau sur des sentiers d'enfance. Suite à une crevaison de mon frère assez éloignée de la maison, notre mère avait assigné des limites au territoire de nos jeux vélocipédiques. Ce sont ses contours que j'ai inconsciemment emprunté, rappelé à mes yeux. Plus grand, parmi des haies qui ont aussi poussé, je me suis redonné par la négative le sentiment de sol qui me quittait rarement lors de ces escapades : le sol proche qui rappelait à chaque instant la possibilité de la chute, qui signifiait par sa résistance la difficulté du pédalage, qui lors des rencontres précipitées avec nos corps laissait l'une ou l'autre marque. Parcourant l'ancienne frontière entre pavillons et jardins, bois et territoires cultivés dont mon enfance supposait l'équilibre, j'ai encore déploré le centre commercial, la station-service, les résidences qui l'effacent.

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La tournée suit son cours, riche de sensations et d'intensités. Elle donne à écrire, elle inspire, elle donne à faire. La belle équipe.

lundi 5 octobre 2015

Sur le fil des vagues


Il y a des mots qui prennent une densité, une résonance inattendue en revenant dessus. J'ai toujours écrit comme signalé précédemment, mais pas toujours avec la même énergie, la même vigueur, la même impérieuse nécessité.
J'erre dans les dossiers de mon ordinateur, tuant les heures de train et digérant la lecture d'une nouvelle de Musil. Incapable de toute concentration jusqu'à Rennes et la descente de la majorité des passagers – un sympathique retraité lecteur de Marianne à ma droite, un garçon habillé sans trop de goût sinon de recherche exhibant Grey, le spin off des Cinquante Nuances et d'abominable baskets rouges jusqu'aux lacets. Et curieusement de mon côté, la lecture éteinte donc par une nouvelle de Musil sans doute trop quelque chose, trop je ne sais pas quoi, trop ailleurs et trop près de moi.
Aussi, d'autres projets s'annoncent, d'autres lieux d'écriture se dessinent, sans que je ne puisse encore me jeter tout à fait dedans : des détails à régler, à organiser rendent la concentration difficile. Et donc j'ai fini par relire ce qui, dans le dossier le moins rangé et intitulé La Poétique, agglomère le hors cadre et le sans repère de ce que j'ai pu expulser entre le décès de mon père et la rencontre avec Julie. C'est évidemment très viscéral, souvent du vers libre, parfois du récit libre avec ou sans contraintes suggérées par les amis marseillais qui avaient la patience de me lire, du fragment et du laboratoire. Le ton est direct, ce que je ne parviens pas à retrouver sur tous les sujets, les affèteries presque absentes, l'épure pas trop éloignée. Au milieu rôde un texte dont l'unique contrainte était le titre imposé par Maud, Le Bruit et la Rayure. Maud imagine souvent de bonnes contraintes. J'aime son titre et son propos. J'aime qu'il soit juste assez embarrassant, mais pas trop. Il est recopié ci-dessous.
Après avoir gentiment remué ces couches de mémoire, je les laisse avec les autres. Il y a trop à faire pour pouvoir y passer encore tant de temps.

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La musique aussi reprend beaucoup de place et propose des rencontres intenses. L'équipe de JLM se distingue par la gentillesse et la bienveillance de chacun de ses membres, qu'ils soient bourrus, pudiques ou expansifs. On se sent en confiance, ce qui n'est pas si fréquent que cela dans ce métier, prêts à pousser le plus loin possible les morceaux de Matthieu. Même dans les situations mondaines où la circonspection est ma règle, je ne me suis pas senti oppressé. Il faut dire aussi que j'ai passé l'âge d'accepter du champagne quand on m'en propose.

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Le Bruit et la Rayure

Il fut une époque durant laquelle les secondes mains s'empilaient chez moi. Parmi celles-ci, un modeste volume, peu remarquable, dont la prose absconse ne retint pas alors mon attention. Il rejoignit d'infortunés congénères voués à la poussière, délaissés de n'avoir pu satisfaire aux exigences de ma jeunesse.
Mais le Bruit, depuis, a voulu s'emparer de moi. Et contre celui devenu un ennemi aux attaques imprécises, aux appareils de visée défectueux, j'ai désespéré. Existe-t-il pire bourreau que l'aveugle, dont les coups déchiquettent lentement au lieu de trancher net ?
J'ai cherché longtemps dans les rayonnages de ma bibliothèque comment contrecarrer l'implacable, jusqu'à retrouver ce petit livre, et enfin lire les mots incompris.

« On ne peut voir arriver les vagues dans le brouillard. On entend, et l'écume soudaine dans votre gorge vous interdit d'émettre le moindre son, le moindre appel. Ce bruit. Il ignore l'horaire. Les pieds dans l'eau, une fraicheur permanente et le bruit, normalisé sans règle, sans mesure, agité de sa propre vie. Vos mouvements l'impactent peu. Il est. Immense.

La grève s'impose à la vue, trouée sans prévenir de zones-brouillards redoutées, zones peuplées de vagues sans logique sinon la virulence. Seules à part vous, des mains s'y aventurent, passent à portée des vôtres, vous accompagnent si vous savez les saisir en leur rendant leur douceur. Vous prenez garde de ne pas glisser, vous prenez garde de ne pas les garder trop longtemps dans les zones-brouillards. Vous prenez garde de ne pas les serrer trop fort, de crainte de les abîmer.

Des morceaux de bois, de loin en loin, vous ont donné à penser, une logique, un esquif. Mais ils sont tellement dispersés ! L'impératif constructeur se soumet aux longues distances, espère les accalmies durables autant qu'il les nourrit. Vous chérissez la patience qui seule vous offrira le bateau auquel vous n'oublierez pas d'adjoindre voile et gouvernail, qui seule vous permettra de naviguer. À la fibre maritime, vous hissez un pavillon, et sur votre dos, vous enfilez un paletot à rayures. »

Le Bruit demeure, mais son flux m'est désormais un véhicule, et la marinière mon vêtement.

samedi 26 septembre 2015

Des retours


Depuis trois années, les trains qui s'éloignent de Clermont-Ferrand sont des trains de retour. C'était devenu nécessaire. Depuis trois années, l'itinéraire souvent primordial, celui qui sépare la maison, le foyer du lieu où l'on va pour agir ailleurs que chez soi s'est d'abord inversé, puis décalé pour autant que je puisse le saisir.
En décentrant à plusieurs reprises, on s'étourdit dans les retours, les souvenirs devenant des lieux de bataille entre flux, devenir et immobilité, les couches de temps et les perspectives, lignes, lieux et mouvements donnant, par leur charge accrue en sensations instantanées et/ou mémorielles, un repère dont le nombre de dimensions rend l'exploration d'une rare intensité. Peut-être aussi que le retour que je passe en écrivant ces lignes, train Clermont-Brest, succède à un retour aux affaires musicales avec les anciens compagnons, un autre retour, des retours qui se croisent et se complètent.

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Les études s'éternisaient dans un mémoire consacré à Thomas Bernhard, qui au-delà d'un premier jet sans queue ni tête, signait la fin de ma première phase d'immersion philosophique, une sortie par la littérature, comme s'il fallait y lire quelque chose. Je traînais un ennui tenace et l'absence de tout projet concret suite à la tabula rasa de mes recherches dans l'hédonisme d'étudiant attardé. Un soir, un ami précieux me parla d'un groupe qu'il avait pu écouter la semaine précédente lors d'une soirée d'école d'ingénieurs, groupe présenté comme « pop et carré » de façon fallacieuse mais suffisamment efficace pour que je veuille le rencontrer. Un autre soir, je croisai Matthieu, l'un de ses membres, dans une résidence étudiante en fête. Le goût partagé pour la Zubrowska, l'échange de riffs – je lui montrai « Out of Time » de Blur –, des concerts en commun – Notwist à Benicassim, Chokebore et les White Stripes d'avant l'explosion à Clermont-Ferrand – ainsi que le même balancement régulier entre distance et exigence s'exprimant au premier degré fondèrent ce qu'on appelle une amitié. Nous crûmes ensemble que nous nous mettions à faire de la musique sérieusement, ce qui finit de créer des liens, quels que furent les châteaux de cartes ou d'Espagne qui peuplèrent la décennie suivante.
Plus loin, plus récemment, Matthieu m'annonça qu'il se lançait dans une aventure solo avec des textes de JLM. Je lui annonçai que Julie m'attendait à Brest. Puis il me demanda si je voulais bien rédiger des textes de présentation pour son matériel de communication, ce que je fis avec plaisir, entendant enfin dans ses démos la musique qu'il essayait de jouer depuis nos premières conversations – « Let me Down the Cross » avec Kissinmas, c'était déjà ça. Enfin il me demanda de l'accompagner sur une tournée. Je dis oui.
Et me voici rentrant d'une résidence à Clermont-Ferrand. Il y en eut une quantité. Mais celle-ci vient après tellement d'autres choses que son parfum, les doutes d'abord puis les certitudes et le plaisir qu'elle m'a procuré la mettent à part. Retrouver des gens qui vont bien, qui savent donner et recevoir, faire preuve et usage de bienveillance, c'est beau et bon. On en oublierait presque les quelques masques et lieux que l'on goûte moins.

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La course à pied va cependant devoir céder la place au repos cette fin de semaine, puisque j'ai attrapé un genre de contracture/début de tendinite assez crispante à la toute fin de la résidence. Sa raison : je crains que ce soit de ne plus avoir l'habitude de taper du pied aussi longtemps. Ce qui en fait, j'en conviens, l'une des blessures les plus stupides de l'histoire.

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En attendant l'annonce du quai du Paris-Rennes en gare de Montparnasse – tout retour sait emprunter certains détours –, oppressé par le meilleur de Paris, son métro-étuve, ses visages mous et fermés, une éclaircie a tenu à peu : une silhouette élégante, en chaussant des écouteurs, m'a rappelé cette possibilité et comme souvent depuis six mois, j'ai opté pour Bloom de Beach House. Dès « Myth » les yeux se sont levés plus loin vers la perspective bétonnée, au-dessus des agglomérats de gens occupés, rendant à l'espace et donc au temps, à la respiration, au soulagement.

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Arrivé après dix heures de train, tandis que Julie retrouvée nous ramenait en voiture, j'ai été gonflé d'une sensation fabuleuse, inédite : je rentrais à la maison et pour la première fois, je me sentais chez moi, chez nous, et pas juste chez Julie à Brest.

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mercredi 23 septembre 2015

Les anciennes traces

Il existe peu de possibilités de compiler les émotions avec autant d’efficacité qu’en se mettant la tête et le corps dans leurs propres histoires. Pour base, l’absorption géographique de ces derniers jours, pris dans les lieux et les itinéraires de Clermont-Ferrand. Pour corollaire, certaines difficultés passagères de concentration. Pour conséquence heureuse, la déprise de certains vieux dossiers auxquels il fallait me confronter.

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La sortie de ce mardi, d’une rare intensité à la fois pour la tête et les jambes, a permis de les rafraîchir. Depuis la maison familiale, celle où j’ai grandi à Beaumont, monter à la Chataigneraie. De là, monter à Ceyrat par Boisséjour. De là, monter par la côte de Manson en direction du circuit de Charade, jusqu’au parcours de santé. Soit une demi-heure d’ascension ininterrompue avant de redescendre, m’égarant dans les lotissements nouveaux et anciens, plus d’une heure finalement à courir sur ce qui était à l’adolescence le trajet par défaut de mes sorties à vélo, en solitaire ou avec mon frère, celles avec mon père impliquant plus de variété. Il est difficile de retracer avec précision les sensations, sinon que les perspectives furent riches, malgré des perceptions brouillées par la recherche de repères, de familiarités avec les lieux, les lumières, les perceptions, familiarités évanouies à mesure que les constructions et l’agglomération ont gagné sur la ceinture rurale immédiate.

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Il a fallu emprunter les anciennes rues, l’ancienne ligne de bus entouré des mêmes lycéens qu’il y a vingt ans, puis travailler en résidence sur une scène que je n’avais pas foulée depuis près de quatre ans. Les vieux dossiers donc. Et dans une paire d’heure tandis que j’écris, rejouer devant le public de cette salle, les vieilles connaissances, les visages scrutateurs, exigeants malgré la bienveillance que je veux leur supposer, une musique réclamant une concentration plus élevée que celle de mes passés. Et continuer à refuser de s’ennuyer, une fois de plus.

dimanche 20 septembre 2015

Entre les trajets


En tapant aussi fort qu'à mon habitude sur les touches, j'espère ne réveiller personne dans le train. Il est péniblement 8 heures entre Rennes et Lyon, avant la correspondance pour Clermont. À Brest, le départ était à 4 heures 46 ce qui est tôt. Pourtant, je n'ai dormi qu'un petite heure, trop occupé à ouvrir un nouveau chapitre dans le carnet qui me sert à consigner mes voyages. Si je vais à Clermont, c'est pour une résidence, et si résidence il y a, c'est pour une tournée, un retour aux affaires après trois années de pause entrecoupées d'heureuses récréations (avec les Wrong Canadians notamment).
Ceci cumulé avec une démission, un déménagement de Marseille à Brest qu'il s'agissait de préparer puis d'assurer, avant une installation, un pacs et les urgences à tenir – les paperasses, un premier petit travail en indépendant, la maintenance du matériel –, il a fallu conserver du temps d'abord pour courir, ensuite seulement pour revenir à ce journal. Mais comme toute hygiène dont l'urgence grandissante se manifeste par des démangeaisons, je n'en pouvais plus de ne pas écrire en ce lieu.

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Les adieux à la vie à Marseille ont duré. Difficile de passer en revue les émotions nécessaires, difficile de ne pas se sentir troublé en quittant la rue Consolat au volant d'un camion. Ce sont de précieuses amitiés qui se trouvèrent en deux jours de route jetées à plus de mille kilomètres.
Reste que si j'ai couru mes derniers tours de parc Longchamp seul, j'ai pu auparavant partager cet itinéraire avec Guilhaume, lui dans une bien meilleure forme que la mienne. Et ce sont les habituels repères du partage des foulées qu'il faut retrouver, l'affût des signes dans l'allure, les variations infimes de parcours sur lesquelles s'accorder en bousculant les routines personnelles. Je crois que l'un et l'autre, on préfère courir seul mais qu'on tenait à courir ensemble.
En arrivant à Brest, le verdict de la balance a souligné l'évidence : à quatre kilos de mon poids de forme – 76 au lieu de 72 –, je traîne la coupure de cet été, la gourmandise et un emploi du temps perturbé. Les sorties pourtant sont belles, vallon du Stang Alar, pont Albert Louppe au-dessus de la rade, ports du Moulin Blanc et de commerce – malgré les effluves moins heureuses baignant ce dernier. Alors que le Longchamp me donnait la sensation peu à peu de m'engluer dans son bitume, les routes et chemins brestois m'éveillent, les perspectives entièrement renouvelées, en se succédant sans répétition, portent vers des sensations dont le développement, que je sais de mieux en mieux scruter, m'apaisent. Cette hygiène sensuelle rejoint celle de l'écriture, la complète et la sert, la nourrit.
Aucun des projets sur lesquels je travaille ne pourrait avancer sans la course. C'est une dépendance effrayante mais qu'il me faut accepter sous peine de me rendormir.

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J'ai encore acheté des livres. Toutes les bonnes âmes qui m'ont aidé au chargement ou au déchargement du camion lors de mon déménagement sont en droit de me le reprocher. Visions de Cody de Kerouac pour la littérature, Une histoire de la modernité sonore enfin traduit pour creuser le sillon du génial Perfecting Sound Forever. Pessoa et sa poésie se sont aussi glissés là.

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Ainsi par l'acceptation des évidences débute la vie rêvée, avec Julie.

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Depuis l'écriture de ces mots s'est écoulé un week-end studieux, amical, à la vitesse qui berce le dernier mois.

samedi 22 août 2015

Faire des paquets


Le silence prolongé de ce journal ne constitue pas une surprise : des vacances ont eu lieu, nécessaires, longues, pendant lesquelles il ne s'est pas agi de courir. Nous avons tout de même marché beaucoup dans les villes – Barcelone, Tolède, Lisbonne – et une demi-journée dans un désert décevant – la faute à l'exploitation touristique peu fameuse d'un monastère qui, il y a quelques siècles, devait certainement valoir le coup d'œil. C'est le monasterio de la pierda, vers Saragosse, à faire passer Ibiza pour Aurillac.
Les articulations ont apprécié, la ligne un peu moins et le dos non plus. Depuis je m'emploie à reprendre avec des sorties douces, sachant que le déménagement à venir, par ses nécessaires impondérables, ne peut laisser envisager un plan détaillé et rigide ni des objectifs élevés pour la quinzaine qui vient. Et de là, un simple affût des sensations m'occupe et souvent me comble.

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Empaqueter mêle les sentiments, pointe les nœuds avec lesquels on vit. Je n'en peux plus de patience avant mon installation à Brest, depuis les mois que j'attends d'abolir les kilomètres qui me séparent de Julie. Pourtant, derrière moi, tout autour de moi, il y a Marseille où j'ai travaillé sur de beaux projets, où j'ai perdu mon père et me suis séparé, où j'ai établi des amitiés fortes, où je me suis reconstruit en un sens, construit en un autre, où j'ai marché, escaladé, couru, où j'ai rencontré Julie enfin.
Il faut se tenir entre les villes, entièrement dans la nouvelle sans croire que cela implique de laisser l'autre.

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Empaqueter mêle les sentiments, mais peut aussi laisser songeur. Je retrouve les stigmates de la précipitation de mon dernier mouvement et en tâchant de les amender – en triant et jetant –, j'erre dans des limbes pas toutes nostalgiques. Comment croire au hasard quand je me suis laissé aller à mettre Kid A en bande-son, pour feuilleter des photos de classe pendant « How to Disappear Completely » ? Ironie, sourire en coin en réponse à cette coïncidence jusqu'à ce que je réalise que je regardais ces photos d'une manière inédite : je voyais des adultes dans les visages d'enfants. Longtemps en les regardant, j'avais eu face à moi les visages des personnes photographiées, dans le temps de leur présence à moi et sans âge. Mais pour la première fois aujourd'hui, ces mêmes visages ne devenaient pas simplement mes camarades ornés de projections d'adultes possibles, non, ils étaient tout à la fois des enfants, très distants, et les porteurs de traits qui les dépassent, ceux de leurs parents et ceux qu'ils porteront eux quand ils seront adultes et là seulement en potentiel, en possible. Un sentiment étrange, une sensation d'acuité m'a traversé aujourd'hui, comme si je les voyais mieux, comme si je voyais enfin ces traits.
Il faut laisser s'écouler quelques heures pour envisager une origine à ce sentiment inédit : je passe beaucoup de temps à présenter les choses de ma vie à Julie, à me les présenter à moi en écrivant, à me les présenter en en faisant usage au lieu de les trainer. Et je me retrouve encore pris dans ce qui m'a bouleversé en lisant les Vies minuscules de Michon, « Avançons dans la genèse de mes prétentions », pourquoi faire ce que je suis en train de faire, vivre de la manière dont je vis ? Je pensais justement à Michon ce matin, lu en quelques traites, en quelques nuits d'ennui à l'époque où je surveillais des internats. Au long des foulées, je goûtais l'efficace de la course à pied dans la procuration de sensations tout en me remémorant le choc de cette lecture, de ce moment où Michon réalise que les vies, toujours, ont été autour de lui, qu'il faut les écrire.

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En fin de journée, je suis retourné dessiner au parc, un petit bâtiment au toit de chaume face à un banc ombragé, histoire de manger de la perspective et de ne pas réfléchir pour une demi-heure. Vivement recommandé.


mardi 11 août 2015

Des Kissinmas


Par où commencer ?
Cela fait longtemps que mes mots s'attachent avec régularité à cette histoire, sans que n'en soient sortis beaucoup d'entre eux, ni fixés, ni donnés à lire.
On ne raconte pas aussi légèrement qu'on le voudrait les années importantes. Ajoutez à cela la volonté de rendre justice aux vies qui s'y pressent, aux personnes avec lesquelles on a vécu l'histoire en question sans les trahir, sans passer à côté : la tâche effraie, on repousse, on procrastine, on n'écrit pas et le temps passe ainsi.
Il faut rentrer de vacances, découvrir dans sa boîte aux lettres le disque enfin achevé, l'écouter avec Julie tandis que l'on cuisine et que les souvenirs remontent, les plus anciens entre 2002 et 2003, laisser remonter aussi un souvenir beaucoup plus récent, celui d'une chronique injuste, tellement à côté de la vérité que je tiens de ce groupe, pour qu'en marchant hier dans Marseille, je signale à Julie que le présent texte est en train de s'annoncer.

Avec The Kissinmas, souvent dits les Kissinmas avant de devenir Kissinmas tout court dans une volonté encore un peu plus britpop, nous avons commis toutes les erreurs possibles et imaginables d'un groupe de rock en France dans les années deux mille et dont les membres restent amis. J'écris « nous » bien que parti au bout de sept ou huit ans de bons et loyaux services, trois ou quatre ans avant la cessation provisoire des activités, la fin de la deuxième ère, la présente reprise en constituant la troisième. J'écris « nous » parce que ce groupe, certainement pas le plus visible parmi les formations auxquelles j'ai pu participé, pas celui où j'ai vécu les histoires de musicien et de route les plus exotiques ni les plus conformes à l'idée commune que l'on se fait de ce genre d'aventures, ce groupe donc est le mien, vraiment, comme celui de tous ses membres.

Nous étions des amis, rencontrés de bric et de broc, formant une réelle démocratie qui donc ne fonctionnait pas, passant son temps à penser et repenser son fonctionnement, à essayer, à se déchirer tout en restant ensemble, à digérer ces tensions tout en tâchant de prendre, sans aucune expérience, des décisions qui n'ont jamais été simples.
Nous n'avons su être d'aucune côterie : pas assez punk, pas assez garage, pas assez dance, pas assez pop-rock – beurk –, pas assez indépendants, pas assez mainstream.
Pour les ayatollahs, les purs et durs, nous avons vendu notre âme. Pour les professionnels de la profession, nous étions incontrôlables. Les uns et les autres avaient à la fois raison et tort. Nous avons accepté bien trop de compromis, de conseils visant à la professionnalisation, de ceux qui, avec le recul que l'on peut facilement avoir désormais, font crever les groupes par dizaines en essorant leur créativité avant de les lâcher inertes et incapables dans la nature. Mais quand dans une formation de sept musiciens jouant une musique – en gros, la britpop et des trucs qui se dansent – sans réseau, autant de membres se sont fâché avec les études, on aboutit au paradoxe de sept fortes têtes peu normées prêtes à écouter tout discours positif, jusqu'au malentendu. Dans les circonstances de notre jeunesse, le premier à frapper à la porte en signalant qu'on était bons et qu'on pouvait vivre de ce qu'on aimait faire – écrire et jouer des chansons – avait là un public de choix.
Nous n'avons jamais été cool. Même à nos débuts, quand la scène garage nous a brièvement compté dans ses rangs, nous avions trop de morceaux signalant l'écoute de Rapture ou de Strokes, soit l'antithèse de leur snobisme et donc notre snobisme à nous.
Nous étions pop, au sens britannique, avec citation de Ray Davies sur les EP, mégalomanie jouée, paroles à jeux de mots. À force d'attention aux détails, nous avons parfois manqué de vue d'ensemble mais c'était le prix à payer de notre égalité. Et si nous avons en de rares et courtes circonstances modifié des chansons sur des conseils extérieurs – il y en a trois qui me viennent à l'esprit et ce sont trois regrets –, nous en avons composé plus d'une soixantaine qui toutes correspondent à un goût trop éclaté. Il aurait peut-être fallu tout mettre à chaque fois dans chaque morceau et devenir des expérimentateurs jouant avec les formes, ou ravaler la variété de nos envies et nous tenir à un type ou un autre de format. Mais pour nous, pop, en anglais, c'était surtout synonyme de liberté, les singles et les chansons d'album. Et on était trop nombreux pour ne pas s'ennuyer à jouer tout le temps la même chose.

Je n'ai pas pensé à toutes ces choses en écoutant le disque avec Julie dans ma cuisine. Les émotions et souvenirs qui remontaient et que je partageais étaient bien suffisants alors. C'est en me les remémorant le lendemain et en les associant à la critique violente et injuste parce que remettant en cause la sincérité des musiciens les plus sincères que je connaisse – et régulièrement méconnus sur ce point – que se sont agencés certains éléments parmi d'autres. Pierre Michon, auteur originaire du département fétiche de tout Kissinmas qui se respecte car théâtre d'exploits redoutables, parle de ces vies qu'on mésestime parce qu'on ne les raconte pas. Il faudra raconter la vie des Kissinmas.

*

À part ceci, c'était les vacances donc aussi pour l'entrainement et le blog. Les crises de manque d'endorphines se multipliant, la reprise des sorties va être un bonheur.

lundi 20 juillet 2015

Premiers itinéraires brestois

Beaucoup de moments forts de course ces derniers jours, l’envie de les rendre dans ce journal mais sans précipitation, sans se jeter, sans sacrifier non plus à un minimum de recul en laissant l’enthousiasme béat régenter l’effort.
Avant d’aller plus loin, une pensée de ce matin, nourrie de bruine. À écrire ce journal avec la visée de le donner à lire, un écueil récurrent du diariste a semé le doute en moi, que j’ai examiné avant de l’écarter : on pourrait aussi se bien se mettre en scène. On pourrait développer et soigner son ego par l’écrin de l’écriture, toucher au moyen d’atermoiements choisis et de fausse humilité avant d’asséner le formidable de son être et de ses actes savamment mis en mots. Faut-il exposer le contrat que je me suis donné, à savoir que cette tentation me débecte ? Et en l’exposant, signaler qu’un tel contrat, si nécessaire, fait que cette tentation n’est finalement, peut-être, pas si éloignée ? Mais c’est écrire et donner à lire qu’il faudrait alors examiner, au-delà du jeu de soi et de la publication continue. Et c’est là un examen que je souhaite envisager plus loin dans l’expérience. Pour l’instant, le contrat et la suspension qu’il appelle me suffisent. J’envisagerai l’analyse dans un moment, avec plus d’expérience, avec plus d’éléments.

*

Enfin, j’ai pris mes chaussures avec moi à Brest. Et enfin, j’ai couru deux fois ce week-end dans ce qui va devenir, en septembre prochain, ma nouvelle ville.
Julie travaillait samedi après-midi. Ayant prémédité la chose, je me fixai sur une sortie longue d’exploration dans le vallon du Stang Alar et alentours, que nous avions parcouru ensemble trois mois auparavant. Il m’était alors apparu riche d’histoires pour Julie de différentes époques de sa vie, des histoires que je ne pouvais que recueillir, écouter mais pas investir. Je proposai mes impressions premières, frappé par l’écho préhistorique des fougères arborescentes et de l’encaissement du vallon – un paysage « préhistorique », donc dinosaurien dans ce qui reste un schéma hérité de l’enfance, nourri au Journal de Mickey et quelques autres, est pour moi par essence encaissé. Et j’emportai  suite à cette balade la promesse intime de revenir y courir, d’y laisser des traces, de m’y complaire, frappé de la beauté du lieu.
Le temps de lacer mes chaussures samedi et la pluie s’est installée. J’ai couru, passé les cinq premières minutes d’acclimatation à l’humidité, avec un bonheur profond : retrouver le chemin du vallon, y humer ensuite l’humidité et savourer le faible taux de pollution, retrouver l’arborescence qui, en passant de la marche ensoleillée à la course pluvieuse, a fait un bond du Journal de Mickey à un Jurassic Park pas moins évocateur. En descendant, j’ai vite rejoint le port du Moulin Blanc, parcouru d’un bout à l’autre avant de remonter au-dessus du parc du vallon, redescendu une nouvelle fois dans une euphorie certaine, avant enfin le retour appelé par la raison. On avait ouvert la cage du hamster coincé au parc Longchamp.
Retour synchrone avec Julie avant de rejoindre ses amis pour une agréable soirée à parler entre autres de typographie. On ne se refait pas.

*

Ce matin, sortie en direction du pont Albert Loupe, au-dessus de la rade, conseillée par la sœur de Julie. L’après-midi et la soirée d’hier se sont en effet déroulés en famille, entre une belle exposition Giacometti à Landerneau et une soirée à parler de la Grèce, de Heidegger et de Gunther Grass. On ne se refait décidément pas. La mère de Julie m’a signalé l’intérêt qu’elle prenait à la lecture du présent journal et je n’ai pas trop su lui répondre, ce à quoi je m’attendais. Je ne sais jamais trop quoi répondre quand on me parle de quelque chose que je fais ou que j’ai fait, à moins de me concentrer sur les détails d’ordre technique. Peu à l’aise avec les articulations d’ensemble, c’est là un effet récurrent de ma manière de me concentrer sur les choses.
Et ce matin donc, j’y repensais un peu en découvrant enfin le pont caché par la bruine tenace.

Comment peut-on s’ennuyer en courant ?

*

Cet après-midi, nous allons au cinéma.


vendredi 17 juillet 2015

Trois visages


Trois visages se sont serrés
Longtemps
Sous la neige.

L'un devait s'en aller,
Trois autres l'ont accueilli, connaissant déjà son livre par le cœur.

Les visages sont des livres qui savent lire,
Précieux,
Des gemmes à la beauté digne,
Mais fragiles.
Et toujours, quand un visage vous regarde,
Il faut
Savoir
Le regarder
Et lui sourire.

22 avril 2014.

jeudi 16 juillet 2015

De l'écriture et du bon usage


Ce qui doit être écrit n'est pas donné.
On n'a pas pensé à me délivrer de mode d'emploi quand je me suis manifesté, quand j'ai toqué à la porte du « je pousse des mots les uns derrière les autres en les inscrivant de façon à ce qu'ils ne bougent – a priori – plus, pour en faire usage, pour créer des usages ».
Non, on a oublié.

Je défriche donc, je demande peu d'avis parce que ce n'est pas mon genre sur ce qui doit ou devrait être fait. Les retours, parcimonieux, sont précieux car après. Mais j'ignore si les avis, conseils, peuvent donner s'ils sont préliminaires quelque chose à l'écriture qui la rende plus libre ou moins libre – dans le cadre d'un journal –, plus ou moins performatrice.

Il n'y a parfois que peu de hasard et je suis reparti de l'Alcazar, alors que je voulais surtout un peu de bande dessinée et si possible du Baudoin, avec deux journaux en bande dessinée, un volume de Fabrice Neaud et l'autre de Julie Doucet. Baudouin, c'était pour le récit intriqué au dessin, c'était pour piquer l'âme avant les vacances et le périple que l'on va entreprendre avec Julie. L'an dernier en Italie et Slovénie, nous avons à peine laissé déborder nos dessins et nos textes les uns sur les autres. J'ai souvent gribouillé en voyage, une activité féconde, et j'ai hâte d'approfondir ce travail en miroir dans l'émulsion des idées, des échanges. Reprendre une claque de Baudoin, de sa précieuse humilité me semblait être une bonne idée avant de dévier sans préméditation ni hésitation vers le journal.

Derrière le choix de ces ouvrages, il y a l'interrogation de la forme et de la nourriture du présent journal qui ne cesse de m'échapper alors que je l'écris, qui ne cesse de bifurquer pour ne jamais se tenir là où je l'avais imaginé, entre le témoignage et le laboratoire. C'est pourtant ce qu'il est strictement, mais cette essence ne correspond pas à la perception que j'en ai. J'avais projeté, prévu une autre perception du moment de son écriture. Mais c'est aussi cette nécessaire inadéquation qui fait que cela peut valoir le coup de s'atteler à sa feuille ou à son clavier. Neaud et Doucet posent chacun à leur tour ces mêmes questions, sans y répondre autrement que par la liberté qu'ils se donnent.

*

Deux fois j'ai couru ce week-end, sans mon frère car je sentais qu'il m'aurait accompagné surtout pour me faire plaisir. Du moins l'ai-je supposé, peut-être était-ce aussi pour ne pas culpabiliser d'y être allé à ma convenance, c'est-à-dire tôt le matin, quand la ville et Julie dorment encore. Et ainsi la deuxième séance, initialement dévolue aux fractionnés, m'a vu déployer une certaine énergie, comme s'il fallait que la sortie soit particulièrement dure pour se justifier.

Mais là encore, que raconter ? Laisser s'écouler la suite logique, la question habituelle : que suis-je prêt à laisser pour atteindre l'objectif fixé ? Quel inconfort suis-je capable d'assumer non pour moi, mais pour mes proches ? Je n'avais pas de scrupule à me lever tandis que le sommeil règne encore, jusqu'à réaliser que celui-ci me rattrape plus vite que les autres lorsque le soir s'installe.

*

Que raconter ? Signaler qu'en courant, quand parfois les jambes sont un peu plus lourdes, le souffle moins délié qu'on aurait voulu, on a recours comme un usage à certaine pensée, à certaine idée d'une fierté qu'on aurait su de celui qui n'est plus ? Et que cela se fait dans une concentration qui s'est facilement ritualisée, qu'on ne dilapide pas, passant aussi par des gestes précis ? Et que pour autant, on a la certitude de ne faire cela que pour soi, qu'il ne s'agit que d'une aide que l'on se donne, d'un usage possible du deuil dans les phases plus difficiles du quotidien, dont la préparation d'un marathon fait désormais partie ?

*

Voilà certainement quelque chose que permet le journal, préparer les mots pour dire plus simplement les choses, de tout ordre.

En accompagnement, d'autres mots à usage, ceux d'Angel Olsen. Il faut savoir mettre une grosse ambiance par cette chaleur.





vendredi 10 juillet 2015

Condescendance


À force de peu on parvient à se sentir exister sur une quantité de modes effrayante.

Ce matin, j'ai étrenné avec une séance d'une heure et dix minutes ma nouvelle paire de chaussures. La précédente paire, par son usure, commençait à éprouver trop sérieusement mon genou pour éviter l'investissement. Ma famille et Julie arrivant demain, je savais que la fin de semaine, à l'exception d'une petite sortie avec mon frère, sera trop remplie pour que je puisse y caler du travail réel.
J'ai donc couru ce matin à mon heure habituelle, à peine plus tôt peut-être parce qu'il fait encore chaud ces jours et que le bouclage en cours supposait une arrivée matinale au bureau. Les chaussures ont fait le job, habituelles Asics. Et je me suis pris à réfléchir à certains réflexes que j'imagine répandus chez le coureur de fond.

Avec des chaussures neuves, on a toujours l'impression de passer pour un débutant. C'est idiot et fugace, mais humain. Et pour se rassurer lors de ce bref moment, on cherche sur soi tous les signes extérieurs susceptibles de contredire la supposée impression donnée par ce matériel neuf : silhouette, allure, reste du matériel, durée de la sortie. Et très vite on oublie cette hésitation. J'écris « on » parce que dans la panoplie ainsi déployée, j'inclus aussi l'idée que ce doute est partagé par la majorité et qu'ainsi il devient plus bénin, d'autant plus maitrisable. En réalité je n'en sais rien, mais je tiens à l'imaginer : je me sens suffisamment idiot avec ce genre de réflexe pour ne pas espérer qu'il soit partagé.

En courant, on se fout de ce que l'autre pense. Vraiment. On est seul, on court et si on le fait pour l'une ou plusieurs des bonnes raisons que je reconnais – il y en a aussi de mauvaises –, on est majoritairement baigné dans une expérience sensuelle et intellectuelle d'une densité excluant le concept d'apparence comme celui de jugement – du moins peut-on le viser.
Mais je crains que cela ne soit plus complexe.
À chaque foulée croisée se lance automatiquement un appareil d'analyse qui à l'aide d'indices strictement empiriques, va donner une idée du coureur que l'on croise. La silhouette par le rapport entre masse graisseuse et muscle, l'âge, la présence ou non d'écouteurs, des clés sonores ou étouffées, des enjambées trop grandes, la durée de la présence laissant supposer la durée générale de la sortie, des exercices fonctionnels ou déraisonnables et, enfin, l'équipement : mettons, les chaussures neuves du débutant.
Cette idée, geste d'exercice de sa propre expérience, dès sa naissance et tant qu'elle occupe l'esprit jusqu'à ce que l'on passe à autre chose, oscille sur un fil.
D'abord, il y a les athlètes, que l'on contemple et dont on essaie de retenir en quelques secondes quelque chose, une inspiration ou une motivation, sinon un truc précis et applicable.
Et puis il y a les autres, dont on voudrait être aussi indifférent que des athlètes que l'on s'interdit de jalouser. Mais si, à l'égard des autres, le mouvement général tient dans un mélange de compassion et d'admiration, parfois se mêle une pointe réelle de condescendance qui m'agace et contre laquelle je lutte dès que je l'aperçois, même si la personne a vraiment très mal choisi ses chaussures – j'ai déjà vu un gars courir en sandale et se massacrer les pieds en vingt pénibles minutes –, court beaucoup trop vite, avec un k-way ou toute épaisseur superflue imaginable.
Tristesse et révolte se mêlent quand je vois quelqu'un se mettre des bâtons dans les roues et s'accrocher malgré tout avec courage, jusqu'à ce que ce soit vraiment trop dur. Mais l'une et l'autre, parfois, se voient accompagnées d'une pointe de, je ne vois pas comment appeler ça autrement, condescendance.

Sans doute, parce que jusqu'à ma poussée de croissance précoce, j'ai été perçu comme totalement incompétent en sport et donc cantonné au bas d'une échelle sociale cruciale de notre société, avant de compenser dans certaines disciplines et uniquement par certaines qualités dont l'endurance n'est pas la moindre, je me sens encore, parfois bien que de plus en plus rarement, illégitime dans l'univers sportif. Je ne dirais pas dans l'effort parce que la pratique du cyclisme et de la randonnée étaient des incontournables familiaux, mais je n'ai jamais appris les codes de la pratique sportive collective.
Ce sentiment d'illégitimité, s'évanouissant à mesure que je vieillis et que j'accomplis, a laissé une ombre qui nourrit les réflexes les moins logiques par un besoin, non de me motiver, mais de me rassurer dans ma démarche. Et je crains que ces bouffées éparses et heureusement courtes de condescendance ne soient parmi les reliques les plus tangibles de ma situation sportive première, en tant que rappel facile de ce qui a déjà été accompli.

Des nouvelles chaussures et on se flagelle sur un réflexe de trois secondes. La vie est bien faite.

*

Voilà une note usant et abusant d'italiques, écrite à la suite du bouclage d'un livre usant et abusant d'italiques. On est une éponge ou on ne l'est pas.

*

Canicule = tension = Grails.


mardi 7 juillet 2015

Le Vide et le Plein


Pour de très bonnes raisons, je n'ai ni couru, ni écrit le week-end dernier, juste marché en compagnie de trois amis venus me rendre une belle visite à Marseille.

Hier matin, je me suis donné une séance de fartlek offensif lors de laquelle j'ai croisé une connaissance rencontrée à un atelier. Le salut furtif, la connivence de celui qui court et en croise un autre : tous deux respectent trop leur propre rythme pour déranger celui d'en face. On lève donc une main distante, sans agitation, sans rompre le cours des foulées.
Aujourd'hui, réveillé bien avant la sonnerie programmée, je suis allé tôt au bureau pour tenter de sauver la fin de semaine vouée à l'accueil de ma famille croisée avec la visite de Julie. Sorti tard, la frustration d'avoir donné mes mots à d'autres, sans avoir pu choisir ces derniers, plutôt que d'en disposer pour moi-même – une frustration récurrente dans mon travail –, a nourri celle de mon corps supportant mal l'immobilité contrainte.
Demain donc, malgré une autre journée longue, j'irai m'éveiller en courant.

Ainsi j'avance, à digérer ce qui peut faire tourner en rond.

*

Il y a une réelle frustration à ne pas courir ni écrire et d'avoir lié ces deux activités dans ce journal m'est encore difficile à analyser ou décrire.
L'esprit très occupé de Julie, d'importantes signatures dans les affaires de ma famille, de ma démission formalisée aujourd'hui même, des événements historiques que le peuple grec porte, je me contente pour l'instant d'observer que malgré tout, je n'abolis aucune organisation de la course ni de l'écriture. Ni l'une ni l'autre, bien qu'en second plan souvent – c'est nécessaire –, ne disparaît.

Comme je le crois je l'ai écrit en ouvrant ce journal, les deux me sont constitutives, essentielles de longue date. Mais leur lien décidé ouvre un jeu autre.
Des attentions inédites font leur apparition en courant, tenant à la nourriture de l'écriture mais aussi à sa digestion. L'écriture elle est plus opaque dans ses changements actuels.
Elle est, de manière générale, souvent plus opaque que quoi que ce soit, la déchirure de cette opacité et dans le même geste sa création pouvant d'un certain point de vue illustrer son mouvement, son énergie. Mais selon d'autres perspectives, son acte même, que l'on n'ose réduire, dont on n'ose suspendre la polysémie et l'orientation multiple, ou floue, ou variable, cet acte tangible se considère en des termes que je ne parviens à saisir présentement. Je tape sur mon clavier, reprend, retape encore, suis tenté d'effacer l'ensemble du paragraphe, ne le fais pas.
Je peine à articuler ce que je sais, ce que j'ai lu, avec ce que je tente de discerner, la nécessité d'un travail tenant l'epoché, tenant la déconstruction, un travail d'investigation technique pour lequel la fraîcheur des idées matinales serait plus indiqué. Et ainsi je me projette à nouveau demain matin, stigmatisant une fois de plus le crépuscule et la saturation du corps et de l'esprit qui l'accompagne, espérant pouvoir ensuite explorer d'une manière plus satisfaisante, mieux nourrie, la question dans une autre note de journal.

*

Je n'ai toujours pas acheté de nouvelles chaussures et l'usure des semelles commence à agacer mon genou. Il va falloir solder, avant la fin de la semaine.

mercredi 1 juillet 2015

Paysages – 1


La chaleur nous écrase le jour, la nuit, mais dès hier je n'attendais que la libération de ce matin, partir au parc et courir.
Courir et transpirer abondamment. En cette aube d'été, les coureurs sont nombreux à guetter le semblant de fraîcheur des premières heures du jour. On n'est plus systématiquement doublé ou doublant ; parfois nos foulées s'accordent avec celles d'un compagnon provisoire pour une ou plusieurs centaines de mètres, le faible écart des rythmes respectifs rendant le dépassement plus long. Avec l'augmentation de cette probabilité, on retrouve d'autant plus souvent le plaisir d'écouter une autre respiration que la sienne, sur une plage de temps étendue. Sensible aux sons, j'y retrouve une expression crue du corps de l'autre, qui m'interpelle souvent autant que la silhouette, alors qu'il y aurait déjà tant à dire sur ce que l'on éprouve et conçoit en regardant un autre courir.
Mais l'écouter ouvre à d'autres propos : l'étagement complexe des sons qui se mêlent dans le paysage sonore trouve une porte d'entrée inédite. Ma propre respiration, par sa répétition et son aspect interne, se déréalise, se fait oublier. Elle retrouve une possibilité de se placer dans le tableau en côtoyant une congénère extérieure à elle, une autre qui lui permet de mieux se saisir. Le relief de cet ensemble que je décortique pourtant à chaque séance avec plaisir se trouve encore contrasté davantage, creusé par endroits et élevé à d'autres.

En ce moment, je ne cours qu'au parc Longchamp. Les lignes visuelles se répètent et la lumière intense de Marseille, peu sujette aux variations, aplanit sans doute la diversité des informations visuelles, saturées de similitudes. En courant sur des itinéraires plus longs, qu'ils soient urbains ou ruraux, j'ai souvent goûté la construction, la déconstruction et la reconstruction permanente des lignes tandis que je me donnais, avec mon mouvement, un paysage mouvant. Par la monotonie d'une boucle unique aux rares variations et à l'éclairage régulier, mon attention est moins requise par ce qui devient au fil des jours moins mobile, à l'exception des évolutions telles que le travail des jardiniers et ses résultats.
Les sons vivent une vie autre et dont les perspectives, dans le mouvement de la course, sont inépuisables.

lundi 29 juin 2015

Dans les oreilles


Ce matin, séance décrassante à allure libre, trois quarts d'heure pour nettoyer les jambes de la veille avant une sortie plus énergique prévue mercredi matin. Sensations agréables alors que le monde tire la gueule et que la tête rumine : l'acharnement médiatique sur Tsipras depuis son annonce d'un référendum est tel que de grossier, il en devient insultant. Le Monde mitraille sans même y croire – le dialogue mis en scène entre trois Grecs –, France Culture propose une émission sur la négociation lors de laquelle Tsipras est présenté comme inexpérimenté et inconséquent.
Mais quand il n'y a plus rien à négocier que l'acceptation ou le refus d'une politique économique inopérante et amorale et que le courage politique, à l'opposé du principe de carrière électorale, va jusqu'à rendre la parole aux électeurs grecs aussi peu de temps après l'arrivée au gouvernement, je ne voudrais pas être payé à noircir les pages, les écrans et les ondes qui nous entourent ces jours-ci.
Restent, face aux gouvernements inertes comme le nôtre, les voies légales : pétitions, manifestations, articles, blogs, textes et images de toute sorte etc. pour dénoter dans ce concert mortifère.

*

Je ne comprends pas les gens qui courent avec de la musique. Je ne comprends pas les gens qui nagent non plus, alors ce ne doit pas être bien grave. Mais pour un coureur écoutant un podcast ou un livre audio, combien se conçoivent une bulle de motivation par la playlist de leur smartphone ?

J'ai couru une fois, il y a longtemps et pour ne pas mourir idiot, avec de la musique. Je n'entendais pas mes pas, je n'entendais pas mon souffle, je n'entendais pas le piano que j'avais entrepris d'écouter. Le paysage visuel, privé de paysage sonore, devenait factice et piégeux, hostile à l'itinéraire. Pire, je me suis ennuyé, dépris du monde, soumis à un rythme musical troublant celui de mes pas.
Je n'ai pas recommencé. 
Parfois, j'envisage de courir avec un podcast, écouter une émission, mais ce serait finalement me priver de ce qui me plaît tant, l'équilibre entre activité et méditation, entre le léger suspens de soi alors que le corps envoie un maximum de signaux, et l'extrême attention aux signes du monde pour ajuster et optimiser l'un ou l'autre élément de la course. Pourquoi perdre un moment aussi sensuel en s'aliénant l'audition ?
Un autre inconvénient, cela impliquerait de prendre mon téléphone avec moi, ce dont il ne peut être sérieusement question.

*

L'écriture de ce journal, elle, ne pâtit pas de se faire en musique, ce qui n'est pas nouveau mais pas habituel non plus. La prose non narrative s'accompagne bien aussi de schèmes rythmiques qui, pour le coup, aident à la suspension scripturale, alors que pour le même effort dans d'autres genres, ils sont souvent des gênes irrémédiables.

Compagne de ce soir, de la musique militante, belle et fine.




dimanche 28 juin 2015

Porte-bidon


Mes pensées, depuis l'ouverture de cette partie publique de mon activité de diariste, tournent avec une intensité accrue autour de l'écriture.
Il s'écrit, parce que journal voué à la préparation d'un marathon, à côté du reste. Dès son idée, puis en le lançant – l'intervalle fut court entre ces deux moments –, il se devait d'être différent de ce que je reporte dans des carnets depuis des lustres maintenant, activité scripturaire doublement nécessaire, à la fois hygiénique et laboratoire.
Ce journal-ci n'est plus le journal, il est ce journal. Pour moi, à chaque mot proposé, l'enjeu en est différent. Il a une direction, ou du moins un titre. Il est écrit pour être lu. Il demeure écriture investie d'intimité, mais donnée à lire et donc relue par moi d'un œil différent.
Dans le moment de l'écriture première puis dans celui de l'écriture seconde, la relecture, il appelle de ma part des gestes dont la nouveauté m'interroge. Depuis que je poste, en m'efforçant de conserver une forte part de premier jet, je succombe à la tentation de relire ce qui a déjà été publié et d'en enlever les répétitions, les lourdeurs, les étroitesses et les adverbes. En ce sens, j'ai du mal à le reconnaître comme un journal.

Pourtant, c'en est un, intitulé comme tel. Et l'espace que je lui permet de recherche dans l'écriture, comme dans le présent post – qui tient plus de la réflexion que de la recherche, d'ailleurs –, en fait un laboratoire autre, inédit.
Sans doute est-ce cet inconnu concret, en brouillant l'essentiel de mes repères diaristes, qui me tient aussi alerte en ce début d'expérience, le fait de sélectionner les informations et les mots, même si je le fais de la façon la moins serrée possible.

*

Ce matin, sortie ludique au lendemain de mon ultime concert avec Wrong Canadians. Ayant bu un nombre rassurant de bières la veille et considérant la chaleur du jour, j'avais prévu une séance courte à échauffement soigné pour prévenir toute contracture de déshydraté, puis trot léger dans les escaliers de Longchamp, montées et descentes, ce qui fut fait dans une sudation intense.
J'ai ressorti du placard – au sens propre – ma ceinture porte-bidon, dont je conservais un souvenir de confort et que je voulais utiliser sur du court avant d'en dépendre sur du long. L'intelligence de la conception de ce truc acheté une bouchée de pain il y a des années m'a encore étonné. Remonte la mémoire de sorties par un bel itinéraire qui de Chamalières, m'emmenait à Montjuzet, Durtol, Royat puis retour, ou d'une matinée à Annecy le long du lac, le lendemain d'une date avec Delano. Ensuite, nous étions allé nous balader avec le reste du groupe dans des coins de la ville que j'avais repéré. Matt m'avait signalé qu'il fallait que je songe à acheter un pantalon à ma taille.
Je n'ai donné que deux concerts avec Wrong Canadians, je pense donc m'en souvenir mieux que de la sortie d'aujourd'hui. Mais du concert d'Annecy, je garde peu : j'ai joué trois notes de violoncelle à la balance, mon clavier maître est tombé – pendant « Between Day & Night » je crois –, nous n'avons pas trouvé le macumba. Le jour d'après m'est beaucoup plus resté, mais est-ce parce que nous avons passé une journée de day off ensemble, une journée inédite, chaleureuse, aux tensions mesurées, ou est-ce parce que j'avais oxygéné mes synapses et mon âme par ce qui fut la première sortie de deux heures de ma vie ?

Je peux réfléchir à ce genre de choses en courant. Et je peux réfléchir à ce genre de choses en réfléchissant sur la course à pied.