vendredi 11 décembre 2015

Courir sur les bombes


Cela faisait un moment que je n’étais pas venu par ici. On se dit toujours qu’on a le temps de faire les choses, mais pour toutes les faire et les faire bien, donc déménager, s’installer, répéter et tourner (à lire ici), écrire pour d’autres lieux, explorer la ville et ses alentours, travailler, vivre à deux, autant d’activités qui ont rendu la tenue de ce blog moins cruciale, il faut compter avec précision.
J’ai juste entretenu la forme avant de reprendre un travail hivernal de foncier à l’aide de mon nouvel engin de torture, une montre-cardio-gps. La torture n’est pas tant physique, puisque je suis incité à courir moins vite que selon mes sensations, que dans la privation d’une immersion complète dans les perceptions, toujours à surveiller allure et distances. Restent les grosses sorties du week-end pour s’oublier et endorphiner plus fort, complétées de méditations quotidiennes, à la bascule du jour. Le plaisir de la montée en puissance, aussi.

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A joué aussi, certainement, l’angoisse de l’actualité. On s’efforce souvent dans nos vies d’apprendre à mettre à distance le cours du monde, sous peine de se rendre incapable d’action pour soi comme pour les autres. Les événements terribles sont ceux qui abolissent cette distance sans que la moindre de nos techniques dévolues à son entretien ne parvienne à la faire subsister. On se tient alors pris dans le déroulé, pris dans la sidération qui en découle, spectateur complet. On balance, muet d’horreur tenté par le cri, on consacre beaucoup d’énergie à préserver la réflexion, l’analyse, en lisant, en cherchant aussi le recul dont le choc, par principe, nous prive.
Les va-t’en-guerre et les xénophobes ont trouvé dans l’état du monde un moteur à leur décomplexion. Ce qui me frappe, c’est le naturel avec lequel le crasseux est exhibé comme solution, nécessité, mot d’ordre, et à quel point ce naturel est incompris par la partie de la population qu’il choque et auquel j’appartiens, de la même manière qu’on comprend mal ce qui se trame dans la tête des complotistes. Le succès du Front National – nous sommes entre les deux tours quand j’écris – aux régionales était prévisible depuis plusieurs mois, avant les attentats, il n’est pas apparu spontanément, comme une mauvaise surprise. Il n’en est pas moins triste, cependant il était déjà là, en train d’advenir.
Les électeurs du Front National n’envoient pas ou plus de message. Les électeurs du Front National veulent que le Front National soit élu, en connaissance de cause. Ils considèrent que les propositions du Front National sont des solutions, ou à tout le moins qu’elles sont moins pires que celles des autres partis politiques. Il faut techniquement démonter ces propositions et en avoir d’autres, réelles, à leur opposer. L’appel aux valeurs telles que la tolérance, le respect, la liberté, l’égalité, la fraternité est inopérant car ces valeurs sont abstraites pour quelqu’un en colère, pour quelqu’un d’effrayé.
Par conviction, je ne vote plus depuis plusieurs années et pourtant j’ai voté aux régionales, parce que je refuse de jouer l’accélération du chaos en laissant le Front National ou Wauquiez s’installer au pouvoir. Il y a trop peu de temps entre les régionales et les présidentielles pour que l’inanité et les scandales prévisibles n’éclatent, pour que l’on puisse jouer le « laissons-les se planter ». Pour autant, je continue de considérer la démocratie représentative comme étant à repenser de fond en comble et avec la plus grande urgence.

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J’aime bien trop l’histoire et depuis trop longtemps pour ne pas redouter les comparaisons et les analogies. Ainsi, lire aujourd’hui chez Enzo Traverso que le Front National n’est pas un parti fasciste me contente parce qu’effectivement, taxer toutes les formations d’extrême-droite de fascisme relève de l’imprécision, du raccourci sémantique stérile empêchant de penser les particularités. Cependant, là où je le rejoins à nouveau, c’est quand il signale qu’on ne peut prédire ce qui va arriver. C’est le sens de l’histoire : les cartes n’ayant jamais été battues comme elles le sont ces jours-ci, on ne peut savoir ce qui va résulter de l’accession du Front National au pouvoir, sinon une multitude de désastres dont les répercussions sont inimaginables. Et c’est cette incertitude, croisée avec les crises multiples et les discours horribles, qui donne un parfum tenace d’années trente quand on est internationaliste, pacifiste et anarchiste.

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