C’était
aujourd’hui ma première manifestation à Brest. C’était la première fois, depuis
que j’y habite, qu’un rassemblement avait lieu un jour de présence, un jour qui
ne me trouvait pas en train de jouer ou de voyager.
Je
ne saurais dire si celle d’aujourd’hui, première protestation traditionnelle
contre le projet de loi visant à démonter le code du travail, fera avancer quoi
que ce soit. Depuis que le gouvernement a décidé qu’une pétition de plus d’un
million de signataires n’est pas représentative, sinon du fait que les
pétitionnaires comprennent mal les choses, je ne crois pas que le
folklore habituel d’une manifestation de gauche ait quelque impact. J’espère me
tromper. Mais on ne peut non plus laisser l’espace public inoccupé, alors je
suis descendu à pied vers la place de la Liberté, un joli nom, ajouter une
présence silencieuse et brève en attendant Julie.
Emmanuel
Macron est quelqu’un d’indubitablement brillant, aux capacités intellectuelles
manifestes, épris de culture. Son problème, qui en fait le champion du
gouvernement, c’est qu’il n’a jamais subi l’étreinte de la violence économique.
L’économie constitue pour lui une discipline intellectuelle, un défi. Ce n’est
pas le moyen, le support, l’analyse de sa survie physique – se payer un toit,
remplir son frigo, se déplacer. Il n’est pas conscient que la flexibilité n’est
pas un plaisir ni un atout face à un banquier ou une facture, puisque la sienne
est toujours passée par beaucoup trop de zéros sur ses feuilles de paie et ses
indemnités. On ne voit pas trop comment l’empêcher de s’étouffer avec son
hubris d’apprenti-sorcier, de sauveur d’une économie qu’il faudrait, en
réalité, faire l’effort de repenser pour la remettre au service de la société
et non l’inverse – cf. les nombreux travaux sur le développement à sens unique
de la théorie économique dans l’université. Le libéralisme, inepte
conceptuellement, est appliqué depuis suffisamment de temps par une foule de
gouvernements pour qu’on sache qu’il ne fonctionne pas, qu’il ne protège pas
l’humain. Le modèle de l’entreprise, tant vanté pour son efficacité alors qu’il
faudrait plutôt le lire comme celui du capitalisme bureaucratique, va-t-il
tenir jusqu’à sa dissolution dans une uberisation complète, avec les charges
sociales incombant aux non-employés ?
*
J’avais
ça en tête en arrivant place de la Liberté. Je suis descendu depuis la rue
Jaurès, accueilli par un camion et des bannières CGT, d’autres bannières FO.
Fuite. Depuis que j’ai habité à Marseille, FO c’est l’allergie, la CGT ça n’a
jamais été ma came. SUD à leurs côtés, à l’arrière-boutique moins rance parce qu’ils sont plus récents
mais voilà, le club des professionnels de la contestation et de son folklore
est bien là. Des types ânonnent des discours après « Gimme Shelter »
et je pense aux hordes de gamins que j’ai croisé en venant, des gamins qui
vaquent à leurs occupations avec les coupes de cheveux bizarres, les looks
complet H&M ou Zara ou tout autre qui conviendra, qui trouvent étranges,
drôles ou ridicules ces gens qui se rassemblent pour réclamer des choses que,
de toute évidence, on ne leur donnera pas. Je leur en veux de me donner
l’impression d’être blasés, à tous ces gamins que j’ai croisé, je leur en veux
d’autant que c’est ma tentation aussi, que c’est ce qui me guette quand je vois
encore plein de petits drapeaux, plein de slogans et des gens qui à la
stupidité du gouvernement opposent une certaine balourdise, un certain nombre
d’attendus.
Par
habitude, je contourne l’ensemble pour me rapprocher des anars mais pas trop
près non plus parce qu’eux aussi ont leurs drapeaux, eux aussi ont leurs
bannières et leurs slogans, eux aussi ont leurs uniformes rouges et noirs.
C’est pas facile d’être anarchiste, ça prend de l’énergie de ne pas s’énerver
pour des vétilles pareilles. Faut-il se ranger auprès de types déguisés ?
Faut-il à son tour succomber au romantisme contestataire, à la fascination pour
l’engagement physique et le coup de poing contre les méchants ? J’ai beau
savoir que c’est en se rassemblant qu’on peut porter une idée, la simplification
corollaire me désespère toujours.
Je
reste un quart d’heure, il y a moins de monde que ce que j’espérais,
j’enregistre quelques sons pour le principe, Julie arrive et on s’en va,
solidaires de tout notre cœur mais peu convaincus par l’efficacité du présent
spectacle, tout en espérant nous tromper. Il faudra continuer à observer et
réfléchir, continuer à émettre des voix et proposer des analyses, briser le
flux à conneries, rejeter le faux et le mortifère.
*
À
la suite de l’élection de Sarkozy en 2007, quelques amis se lancèrent dans une
opération « Artistes contre Sarkozy ». L’essentiel de leurs actions
tint dans un avatar MySpace et de l’agit-prop, s’allonger place de Jaude, ce
genre. C’était désespéré, un peu triste et un vecteur fort à disputes, puisque
eux faisaient quelque chose. Ils nourrissaient surtout par leurs
tentatives l’imaginaire des quelques électeurs de droite qui, en croisant leur
route, reconnaissaient tout ce qui les agaçaient chez les artistes-bobo-de-gauche.
On s’est brouillé, depuis, avec la plupart. Je crois qu’ils étaient contents
quand Hollande a été élu. Je pense que, comme moi, ils ont très peur
maintenant.
Je
crois qu'on est du même côté, comme je suis du même côté que chaque personne
qui s'élève contre cette loi et contre l'ensemble de ce que ce gouvernement
(dé)construit. Mais la simplification, dans quelque sens que ce soit, je n'y
arrive pas.
*
Un peu le même goût bizarre dans la bouche en entendant la manif passer rue de Rome mêlé à une culpabilité de pas avoir été foutu de faire grève pour aller manifester avec les "gamins". Envie de réagir aussi aux remarques des collègues du taff qui disent "on a tous fait ça, manifester pour sécher les cours, haha" comme si leur seule revendication c'était de glander plus (c'est pas une si mauvaise revendication ...)
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