dimanche 20 mars 2016

Du tourisme sonore et de l'écologie – Berlin

Une ville peut s’ouvrir par le son, ce n’est pas une surprise. Il existe des textes importants qui présentent ce qui se conçoit à ce sujet, , et , de façon générale. Il faudrait aussi fureter chez Benjamin. Aller à Berlin appelle la pensée de la ville, ce n’est pas qu’on puisse envisager ou non de s’y investir, il n’y a pas de choix : sous les yeux, dans les oreilles, des images et des durées fortes questionnent toutes l’être-dans-une-ville, le jeu entre histoire – avec un « h » de taille quelconque –, quotidienneté et événement, sans doute.

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Il y a quelques années, en visitant le Mont Saint-Michel, j’avais été frappé par le flot de touristes et l’impossibilité de s’en abstraire pas tant visuellement que sur le plan sonore. Il y avait autour de moi une foule de paroles, d’interjections, de rires qui tout en signalant les vies, en rendant le lieu bruissant, faisait dériver ma propre contemplation, l’accélérant, la ralentissant, l’altérant donc. À titre personnel, j’aurais sans doute préféré le calme d’abord pour ma concentration, ensuite en écho à la supposée vie méditative des moines, laissant toute la place au ressac lointain et au vent habillé de cris d’oiseaux. Mais au plus fort de son rayonnement, le Mont accueillait des foules de pèlerins dans un commerce florissant et qu’on n’imagine guère moins bruyant. Et l’envisageant, suite à mon agacement premier, je me sentis cuistre de regretter une virginité sonore fantasmée et à l’arrière-fond aristocratique. Le reste de la visite fut détendu, le jovial JJ jouant même quelques notes de trompette sur une terrasse de l’abbaye.

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À la Brandenburger Tor comme en tout espace touristique désormais, les visiteurs selfisent, brandissant plus ou moins de sticks. Mais tous ils figurent sur la photo, tous ils y sont, sur la scène et donc en scène, œil et sourire adressé à un public. Le poids du symbole de ce lieu ne parvient plus à rendre la prise de vue timide et que ce soit les résultats qu’on imagine bien ou mes propres clichés, cadrés sur les touristes plutôt que sur le monument, rien ne parvient complètement à en rendre compte. Pour saisir l’évolution de la façon dont on prend une photo dans un tel endroit, il faut écouter : l’énergie déployée est consacrée à appeler, à motiver puis à rire si l’ambiance est bonne. Éloigné par la focale d’un objectif, on parle plus fort.
Il y avait des murs, des morts, il y a des rires, d’autant plus de rires que l’image devient autre, a d’autres fonctions. Mais à l’endroit lui-même, on entend la civilisation du selfie plutôt qu’on ne la voit. Et dans les espaces où elle n’apparaît pas, ne se déploie pas, le son désature l’oreille, les durées des événements, libérées de la brièveté de la communication par interjection, s’allongent.

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Après la Brandenburger Tor, nous pénétrons le mémorial commémorant l’extermination des Tziganes par les nazis. Silence des rares présents dans un espace clos, en arrière-fond le drone urbain, circulation lointaine, des oiseaux et une musique diffusée par haut-parleurs qui prend le temps de se déployer. Avant la Brandenburger Tor, c’est le mémorial de la Shoah et un autre choc, les cris nombreux, les conversations sans retenue, les courses, les rires, les jeux entre les stèles. Le monument, voulu ouvert et sans contrainte, est plus que tout autre un indice malheureux de nos jours par ce qui s’y agite. Je m’efforce et me concentre pour capter un groupe paisible de jeunes assis en périphérie, le résultat est une photo paisible. Pourtant, si j’avais voulu rendre compte de la réalité de mon expérience à cet endroit, de ce qui m’a tenu en haleine, un enregistrement sonore tel que celui que j’ai pensé à faire à la porte quelques minutes plus tard eut été plus riche, plus frappant sans doute.

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Le tourisme sonore existe, des curieux – trop nombreux – vont écouter le brame du cerf, des visites avec micros se font dans les villes. Je rêve que des gens, en découvrant le vacarme de l’agitation et de la consommation puis en le pointant, saisissent et fassent saisir l’urgence écologique d’une façon renouvelée, moins théorique, basée sur la perception. La marée noire qui imprime si fort les rétines est quotidienne, pour peu qu’on se donne la peine de l’écouter.

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