Il y a des mots qui
prennent une densité, une résonance inattendue en revenant dessus. J'ai
toujours écrit comme signalé précédemment, mais pas toujours avec
la même énergie, la même vigueur, la même impérieuse
nécessité.
J'erre dans les dossiers
de mon ordinateur, tuant les heures de train et digérant la lecture
d'une nouvelle de Musil. Incapable de toute concentration jusqu'à
Rennes et la descente de la majorité des passagers – un
sympathique retraité lecteur de Marianne à ma droite, un
garçon habillé sans trop de goût sinon de recherche exhibant Grey,
le spin off des Cinquante Nuances et d'abominable baskets rouges
jusqu'aux lacets. Et curieusement de mon côté, la lecture éteinte
donc par une nouvelle de Musil sans doute trop quelque chose, trop je
ne sais pas quoi, trop ailleurs et trop près de moi.
Aussi, d'autres projets
s'annoncent, d'autres lieux d'écriture se dessinent, sans que je ne
puisse encore me jeter tout à fait dedans : des détails à régler,
à organiser rendent la concentration difficile. Et donc j'ai fini
par relire ce qui, dans le dossier le moins rangé et intitulé La
Poétique, agglomère le hors cadre et le sans repère de ce que j'ai
pu expulser entre le décès de mon père et la rencontre avec Julie.
C'est évidemment très viscéral, souvent du vers libre, parfois du
récit libre avec ou sans contraintes suggérées par les amis
marseillais qui avaient la patience de me lire, du fragment et du
laboratoire. Le ton est direct, ce que je ne parviens pas à
retrouver sur tous les sujets, les affèteries presque absentes,
l'épure pas trop éloignée. Au milieu rôde un texte dont l'unique
contrainte était le titre imposé par Maud, Le Bruit et la
Rayure. Maud imagine souvent de bonnes contraintes. J'aime son
titre et son propos. J'aime qu'il soit juste assez embarrassant, mais pas trop. Il
est recopié ci-dessous.
Après avoir gentiment
remué ces couches de mémoire, je les laisse avec les autres. Il y a
trop à faire pour pouvoir y passer encore tant de temps.
*
La musique aussi reprend
beaucoup de place et propose des rencontres intenses. L'équipe de
JLM se distingue par la gentillesse et la bienveillance de chacun de
ses membres, qu'ils soient bourrus, pudiques ou expansifs. On se sent
en confiance, ce qui n'est pas si fréquent que cela dans ce métier,
prêts à pousser le plus loin possible les morceaux de Matthieu.
Même dans les situations mondaines où la circonspection est ma
règle, je ne me suis pas senti oppressé. Il faut dire aussi que
j'ai passé l'âge d'accepter du champagne quand on m'en propose.
*
Le Bruit et la Rayure
Il fut une époque durant
laquelle les secondes mains s'empilaient chez moi. Parmi celles-ci,
un modeste volume, peu remarquable, dont la prose absconse ne retint
pas alors mon attention. Il rejoignit d'infortunés congénères
voués à la poussière, délaissés de n'avoir pu satisfaire aux exigences de ma jeunesse.
Mais le Bruit, depuis, a
voulu s'emparer de moi. Et contre celui devenu un ennemi aux attaques
imprécises, aux appareils de visée défectueux, j'ai désespéré.
Existe-t-il pire bourreau que l'aveugle, dont les coups déchiquettent
lentement au lieu de trancher net ?
J'ai cherché longtemps
dans les rayonnages de ma bibliothèque comment contrecarrer
l'implacable, jusqu'à retrouver ce petit livre, et enfin lire les
mots incompris.
« On ne peut voir
arriver les vagues dans le brouillard. On entend, et l'écume
soudaine dans votre gorge vous interdit d'émettre le moindre son, le
moindre appel. Ce bruit. Il ignore l'horaire. Les pieds dans l'eau,
une fraicheur permanente et le bruit, normalisé sans règle, sans
mesure, agité de sa propre vie. Vos mouvements l'impactent peu. Il
est. Immense.
La grève s'impose à la
vue, trouée sans prévenir de zones-brouillards redoutées, zones
peuplées de vagues sans logique sinon la virulence. Seules à part
vous, des mains s'y aventurent, passent à portée des vôtres, vous
accompagnent si vous savez les saisir en leur rendant leur douceur.
Vous prenez garde de ne pas glisser, vous prenez garde de ne pas les
garder trop longtemps dans les zones-brouillards. Vous prenez garde
de ne pas les serrer trop fort, de crainte de les abîmer.
Des morceaux de bois, de
loin en loin, vous ont donné à penser, une logique, un esquif. Mais
ils sont tellement dispersés ! L'impératif constructeur se soumet
aux longues distances, espère les accalmies durables autant qu'il
les nourrit. Vous chérissez la patience qui seule vous offrira le
bateau auquel vous n'oublierez pas d'adjoindre voile et gouvernail,
qui seule vous permettra de naviguer. À la fibre maritime, vous hissez
un pavillon, et sur votre dos, vous enfilez un paletot à rayures. »
Le Bruit demeure, mais
son flux m'est désormais un véhicule, et la marinière mon
vêtement.
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