vendredi 10 juillet 2015

Condescendance


À force de peu on parvient à se sentir exister sur une quantité de modes effrayante.

Ce matin, j'ai étrenné avec une séance d'une heure et dix minutes ma nouvelle paire de chaussures. La précédente paire, par son usure, commençait à éprouver trop sérieusement mon genou pour éviter l'investissement. Ma famille et Julie arrivant demain, je savais que la fin de semaine, à l'exception d'une petite sortie avec mon frère, sera trop remplie pour que je puisse y caler du travail réel.
J'ai donc couru ce matin à mon heure habituelle, à peine plus tôt peut-être parce qu'il fait encore chaud ces jours et que le bouclage en cours supposait une arrivée matinale au bureau. Les chaussures ont fait le job, habituelles Asics. Et je me suis pris à réfléchir à certains réflexes que j'imagine répandus chez le coureur de fond.

Avec des chaussures neuves, on a toujours l'impression de passer pour un débutant. C'est idiot et fugace, mais humain. Et pour se rassurer lors de ce bref moment, on cherche sur soi tous les signes extérieurs susceptibles de contredire la supposée impression donnée par ce matériel neuf : silhouette, allure, reste du matériel, durée de la sortie. Et très vite on oublie cette hésitation. J'écris « on » parce que dans la panoplie ainsi déployée, j'inclus aussi l'idée que ce doute est partagé par la majorité et qu'ainsi il devient plus bénin, d'autant plus maitrisable. En réalité je n'en sais rien, mais je tiens à l'imaginer : je me sens suffisamment idiot avec ce genre de réflexe pour ne pas espérer qu'il soit partagé.

En courant, on se fout de ce que l'autre pense. Vraiment. On est seul, on court et si on le fait pour l'une ou plusieurs des bonnes raisons que je reconnais – il y en a aussi de mauvaises –, on est majoritairement baigné dans une expérience sensuelle et intellectuelle d'une densité excluant le concept d'apparence comme celui de jugement – du moins peut-on le viser.
Mais je crains que cela ne soit plus complexe.
À chaque foulée croisée se lance automatiquement un appareil d'analyse qui à l'aide d'indices strictement empiriques, va donner une idée du coureur que l'on croise. La silhouette par le rapport entre masse graisseuse et muscle, l'âge, la présence ou non d'écouteurs, des clés sonores ou étouffées, des enjambées trop grandes, la durée de la présence laissant supposer la durée générale de la sortie, des exercices fonctionnels ou déraisonnables et, enfin, l'équipement : mettons, les chaussures neuves du débutant.
Cette idée, geste d'exercice de sa propre expérience, dès sa naissance et tant qu'elle occupe l'esprit jusqu'à ce que l'on passe à autre chose, oscille sur un fil.
D'abord, il y a les athlètes, que l'on contemple et dont on essaie de retenir en quelques secondes quelque chose, une inspiration ou une motivation, sinon un truc précis et applicable.
Et puis il y a les autres, dont on voudrait être aussi indifférent que des athlètes que l'on s'interdit de jalouser. Mais si, à l'égard des autres, le mouvement général tient dans un mélange de compassion et d'admiration, parfois se mêle une pointe réelle de condescendance qui m'agace et contre laquelle je lutte dès que je l'aperçois, même si la personne a vraiment très mal choisi ses chaussures – j'ai déjà vu un gars courir en sandale et se massacrer les pieds en vingt pénibles minutes –, court beaucoup trop vite, avec un k-way ou toute épaisseur superflue imaginable.
Tristesse et révolte se mêlent quand je vois quelqu'un se mettre des bâtons dans les roues et s'accrocher malgré tout avec courage, jusqu'à ce que ce soit vraiment trop dur. Mais l'une et l'autre, parfois, se voient accompagnées d'une pointe de, je ne vois pas comment appeler ça autrement, condescendance.

Sans doute, parce que jusqu'à ma poussée de croissance précoce, j'ai été perçu comme totalement incompétent en sport et donc cantonné au bas d'une échelle sociale cruciale de notre société, avant de compenser dans certaines disciplines et uniquement par certaines qualités dont l'endurance n'est pas la moindre, je me sens encore, parfois bien que de plus en plus rarement, illégitime dans l'univers sportif. Je ne dirais pas dans l'effort parce que la pratique du cyclisme et de la randonnée étaient des incontournables familiaux, mais je n'ai jamais appris les codes de la pratique sportive collective.
Ce sentiment d'illégitimité, s'évanouissant à mesure que je vieillis et que j'accomplis, a laissé une ombre qui nourrit les réflexes les moins logiques par un besoin, non de me motiver, mais de me rassurer dans ma démarche. Et je crains que ces bouffées éparses et heureusement courtes de condescendance ne soient parmi les reliques les plus tangibles de ma situation sportive première, en tant que rappel facile de ce qui a déjà été accompli.

Des nouvelles chaussures et on se flagelle sur un réflexe de trois secondes. La vie est bien faite.

*

Voilà une note usant et abusant d'italiques, écrite à la suite du bouclage d'un livre usant et abusant d'italiques. On est une éponge ou on ne l'est pas.

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Canicule = tension = Grails.


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