À force de peu on
parvient à se sentir exister sur une quantité de modes effrayante.
Ce matin, j'ai étrenné
avec une séance d'une heure et dix minutes ma nouvelle paire de
chaussures. La précédente paire, par son usure, commençait à
éprouver trop sérieusement mon genou pour éviter l'investissement.
Ma famille et Julie arrivant demain, je savais que la fin de semaine, à
l'exception d'une petite sortie avec mon frère, sera trop remplie
pour que je puisse y caler du travail réel.
J'ai donc couru ce matin
à mon heure habituelle, à peine plus tôt peut-être parce qu'il
fait encore chaud ces jours et que le bouclage en cours supposait une
arrivée matinale au bureau. Les chaussures ont fait le job,
habituelles Asics. Et je me suis pris à réfléchir à certains
réflexes que j'imagine répandus chez le coureur de fond.
Avec des chaussures
neuves, on a toujours l'impression de passer pour un débutant. C'est
idiot et fugace, mais humain. Et pour se rassurer lors de ce bref
moment, on cherche sur soi tous les signes extérieurs susceptibles
de contredire la supposée impression donnée par ce matériel neuf :
silhouette, allure, reste du matériel, durée de la sortie. Et très
vite on oublie cette hésitation. J'écris « on » parce
que dans la panoplie ainsi déployée, j'inclus aussi l'idée que ce
doute est partagé par la majorité et qu'ainsi il devient plus
bénin, d'autant plus maitrisable. En réalité je n'en sais rien,
mais je tiens à l'imaginer : je me sens suffisamment idiot avec
ce genre de réflexe pour ne pas espérer qu'il soit partagé.
En courant, on se fout de
ce que l'autre pense. Vraiment. On est seul, on court et si on le
fait pour l'une ou plusieurs des bonnes raisons que je reconnais – il
y en a aussi de mauvaises –, on est majoritairement baigné
dans une expérience sensuelle et intellectuelle d'une densité
excluant le concept d'apparence comme celui de jugement – du
moins peut-on le viser.
Mais je crains que cela
ne soit plus complexe.
À chaque foulée croisée
se lance automatiquement un appareil d'analyse qui à l'aide
d'indices strictement empiriques, va donner une idée du
coureur que l'on croise. La silhouette par le rapport entre masse
graisseuse et muscle, l'âge, la présence ou non d'écouteurs, des
clés sonores ou étouffées, des enjambées trop grandes, la durée
de la présence laissant supposer la durée générale de la sortie,
des exercices fonctionnels ou déraisonnables et, enfin,
l'équipement : mettons, les chaussures neuves du débutant.
Cette idée, geste
d'exercice de sa propre expérience, dès sa naissance et tant
qu'elle occupe l'esprit jusqu'à ce que l'on passe à autre chose,
oscille sur un fil.
D'abord, il y a les
athlètes, que l'on contemple et dont on essaie de retenir en
quelques secondes quelque chose, une inspiration ou une motivation,
sinon un truc précis et applicable.
Et puis il y a les
autres, dont on voudrait être aussi indifférent que des
athlètes que l'on s'interdit de jalouser. Mais si, à l'égard des
autres, le mouvement général tient dans un mélange de
compassion et d'admiration, parfois se mêle une pointe réelle de
condescendance qui m'agace et contre laquelle je lutte dès que je
l'aperçois, même si la personne a vraiment très mal choisi ses
chaussures – j'ai déjà vu un gars courir en sandale et se
massacrer les pieds en vingt pénibles minutes –, court
beaucoup trop vite, avec un k-way ou toute épaisseur superflue
imaginable.
Tristesse et révolte se
mêlent quand je vois quelqu'un se mettre des bâtons dans les roues
et s'accrocher malgré tout avec courage, jusqu'à ce que ce soit
vraiment trop dur. Mais l'une et l'autre, parfois, se voient
accompagnées d'une pointe de, je ne vois pas comment appeler ça
autrement, condescendance.
Sans doute, parce que
jusqu'à ma poussée de croissance précoce, j'ai été perçu comme
totalement incompétent en sport et donc cantonné au bas d'une
échelle sociale cruciale de notre société, avant de compenser dans
certaines disciplines et uniquement par certaines qualités dont
l'endurance n'est pas la moindre, je me sens encore, parfois bien que
de plus en plus rarement, illégitime dans l'univers sportif. Je ne
dirais pas dans l'effort parce que la pratique du cyclisme et de la
randonnée étaient des incontournables familiaux, mais je n'ai
jamais appris les codes de la pratique sportive collective.
Ce sentiment
d'illégitimité, s'évanouissant à mesure que je vieillis et que
j'accomplis, a laissé une ombre qui nourrit les réflexes les moins
logiques par un besoin, non de me motiver, mais de me rassurer dans
ma démarche. Et je crains que ces bouffées éparses et heureusement
courtes de condescendance ne soient parmi les reliques les plus
tangibles de ma situation sportive première, en tant que rappel
facile de ce qui a déjà été accompli.
Des nouvelles chaussures
et on se flagelle sur un réflexe de trois secondes. La vie est bien
faite.
*
Voilà une note usant et
abusant d'italiques, écrite à la suite du bouclage d'un livre usant
et abusant d'italiques. On est une éponge ou on ne l'est pas.
*
Canicule = tension =
Grails.
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